Gestion erratique, j’en conviens parfaitement. Et il ne faut jamais sous-estimer les effets de l’incompétence.
De là à penser que la fraude est non seulement mal gérée, mais tolérée, il y a un premier pas. Peut-être que dans certains secteurs et pour certaines réglementations, il y a une forme de tolérance volontaire comme le cite Narduccio pour les transports.
Mais je me sens obligé de re-citer le passage en question car il semble faire encore un pas de plus en décrivant un système organisé à dessein pour rendre tolérables les malversations des classes dirigeantes :
Duc de Raguse a écrit:
cet assistanat et ces fraudes sociales [...] en direction des classes populaires, souvent en rupture d'intégration sociale - au moins pourront-elle continuer à consommer -, sont justement réalisés et permises pour qu'elles ne puissent jamais s'offusquer au sujet des vols, dissimulations et autres pantouflages et Cie , […] opérés par notre classe dirigeante.
A ce stade ce n’est plus de la complaisance mais quasiment du crime organisé. Néanmoins ce système supposé me semble incohérent :
D’une part, ce n’est pas parce que personnellement je frauderais aux prestations sociales que je ne serais pas offusqué par ceux qui le font à plus grande échelle que moi. C’est même plutôt l’inverse. On a tous entendu des raisonnements du genre : Quoi, j’ai « oublié » de déclarer tel revenu, mais quand on voit ce que font les grands patrons ( / les banquiers / les politiques…) , c’est ça qui est vraiment scandaleux !
D’autre part, si j’étais la classe dirigeante omnipotente qui cherche à arroser le bas peuple pour qu’il détourne le regard de mes turpitudes, je m’arrangerais évidemment pour que l’argent aille là où je veux, et pas dans la poche de fraudeurs non contrôlés dont par définition on ne sait rien.
Pour ma part, sur base de mes modestes observations dans un domaine que je connais (celui du contrôle de la réglementation des aménagements hydrauliques) j’aurais d’autres explications qui font davantage appel à des choses très partagées que sont les bonnes intentions, la médiocrité et l’inconséquence.
Quand le politique ou l’administration se penche sur un problème particulier quelconque, il a un moyen d’action privilégié : légiférer. Ce moyen a plein d’avantages :
- C’est facile : il suffit de rédiger un texte et de le signer (pour une loi, il faut aussi la faire voter, mais ce n’est pas forcément le cas le plus fréquent et puis ce n’est pas si compliqué dans le fonctionnement actuel des institutions).
- C’est ce que savent faire les administrations ministérielles.
- C’est visible : on peut afficher au groupement d’intérêt, lobby, ONG, voire grand public, etc. qu’on a fait quelque chose. Beaucoup plus clairement que s’il faut discuter de budget ou moyens en plus : souvenons-nous des discussions récurrentes sur les policiers (ou les professeurs, ou les millions) annoncés en plus mais qui ne sont pas vraiment en plus par rapport à l’augmentation qui était déjà prévue… On perd tout le bénéfice de l’effet d’annonce dans ce genre de débat. Et c’est encore pire si on parle non pas de moyens en plus mais d’adaptations techniques du fonctionnement de l’administration.
En plus, pris séparément, chacun de ces textes est difficile à contester dans son principe (je parle ici du tout-venant, pas des quelques textes polémiques qui se comptent sur les doigts d’une main dans une législature). Il s’agit de protéger l’air ou les rivières de la pollution, de lutter contre le réchauffement climatique ou pour la biodiversité, de protéger les gens du glyphosate ou des particules fines, de préserver la santé des travailleurs contre l’amiante, le radon ou les chutes de hauteur, de diminuer les risques professionnels des pilotes d’hélicoptère, des chauffeurs routiers ou des travailleurs sur cordes, de protéger le public contre la rupture de digues ou de conduites forcées, contre l’incendie d’usines chimiques, contre la rapacité des gestionnaires d’Ehpad, contre la nourriture trop grasse, trop salée ou trop sucrée, contre les accidents de la circulation dus à la vitesse excessive ou à la consommation d’alcool, etc.
Et l’accélération n’est pas linéaire mais tient davantage de l’exponentiel. Témoin, dans le domaine que je citais (sécurité des aménagement hydrauliques), les années de parution des principaux textes dimensionnants sont parlantes : 1919, 1970, 1997, 2007, 2015, 2018, 2021. (ce sont les principaux, mais si on compte tout, depuis 2015 il sort un texte par an).
Les avancées de la science dans tout un tas de domaines permettent de mieux identifier les risques, de mieux s’en protéger, et rendent donc irrépressible le besoin – et même l’urgence - de légiférer. On entend régulièrement ce type de raisonnement bien intentionné émanant d’associations au-dessus de tout soupçon : protection des consommateurs, de l’environnement, etc.
C’est pour cela que tous les « chocs de simplification » restent lettre morte. On a beau vouloir « simplifier » la vie des gens, on ne va quand même pas laisser s’éteindre l’espèce menacée du rastaquouère à crête mordorée, si ? Et si on sait qu’en réduisant la vitesse à 80 km/h on « sauve » plusieurs centaines de vie tous les ans, comment ne pas le faire ? Etc. Globalement, on crève de l’inflation du nombre de réglementations ; mais individuellement, chacune a son utilité.
Et puis une fois que le décret est signé, le problème est réglé, pas vrai ?
Évidemment, en réalité, c’est là que ça commence (mais de manière beaucoup moins médiatique), car chacun de ces textes va nécessiter du travail supplémentaire des fonctionnaires des administrations concernées : policiers, gendarmes, mais surtout inspecteurs du travail, de l’environnement, des installations classées, de la santé, de l’hygiène, de la répression des fraudes, …
Souvenons-nous, il y a 2 mois, de l’obligation de télétravail faite aux entreprises sous peine de sanctions : les syndicats de l’inspection du travail avaient fait remarquer à quel point ce contrôle serait difficile, et surtout, venait en plus de leurs tâches habituelles.
Or, il y a un deuxième principe : l’État a trop de dette et de déficit, et la masse salariale des fonctionnaires est un des gros postes de dépenses. Les candidats qui ne comptent pas sur le vote des fonctionnaires annoncent donc la réduction de leur nombre ; les autres, une fois élus, le font sans l’avoir annoncé. Réduction qui ne se fait pas toujours avec un gain équivalent d’efficacité.
Moralité, pendant que le nombre de textes parus continue de croître (et avec lui le besoin de fonctionnaires pour les contrôler), celui des fonctionnaires chargés du contrôle diminue. Et fatalement un jour arrive où un scandale révèle une criante insuffisance de contrôle dans tel ou tel domaine.
Je pense que dans le domaine des diverses redistributions (crédits ou dégrèvement d’impôts, de charges sociales, RSA, etc etc) c’est exactement la même chose, chaque nouveau dispositif « vertueux » venant régler un problème particulier. De la même manière, les « chasses aux niches fiscales » sont chaque fois mort-nées, puisque, même si leur nombre global est une aberration, chaque niche particulière a été créée pour une « bonne » raison...
Et dans ce domaine il y a un effet pervers en plus, celui d’attirer les fraudeurs à proportion du volume financier en jeu, alors que la capacité de contrôle de l’État n’augmente pas, voire diminue.
Au final même si j’ai surtout mis l’accent ci-dessus sur l’inconséquence de l’exécutif, il me semble que ce phénomène interroge plus généralement notre société : manifestement nous n’avons pas les moyens de mettre en œuvre et de contrôler toutes les réglementations que pourtant nous jugeons souhaitables et entre lesquelles nous refusons d’arbitrer.