Il est maire. Mais pas vraiment maire. Bourgmestre. Mais
« non nommé ». Il montre sa lettre de
« non-nomination » et dit :
« En fait, je n’existe pas. » Le pourtant bien réel Arnold d’Oreye de Lantremange, 72 ans, haute taille et allure classieuse, a été réélu à près de 80 % des voix aux dernières élections communales de sa ville de Kraainem, en 2006. Cinq ans plus tard, il n’est toujours pas nommé au poste qui lui revient. Motif : Arnold d’Oreye, comme deux autres bourgmestres des environs de Bruxelles, a enfreint une circulaire linguistique l’obligeant à envoyer les convocations électorales en néerlandais à des administrés qui sont… à 80 % francophones. Parce qu’il les a fait parvenir dans la langue respective de chaque destinataire, d’Oreye est puni par le gouvernement flamand, qui a fait de lui un ersatz de maire. Un
« FF », ou
« faisant fonction », comme le surnomment en pouffant ses adversaires. Il n’a pas prêté serment, ne peut plus être appelé
« Monsieur le bourgmestre », mais, grosso modo, il fait le même boulot qu’avant, et c’est bien ça le plus rigolo de l’affaire. Un peu comme l’actuel gouvernement belge, sorte de vrai-faux gouvernement datant d’avant les élections de juin 2010, qui expédie les seules affaires courantes en attendant qu’un gouvernement bien réel soit enfin formé. Au terme de 338 jours de vide institutionnel, un
« formateur », en la personne du socialiste Elio di Rupo, vient d’être nommé par le roi. […] Kraainem, 13 000 habitants, exemple paroxystique de l’énorme usine à gaz qu’est devenue la Belgique. Nous sommes à quelques pas de la frontière, régionale et linguistique, qui fut tracée au début des années 60. Au bout de la rue, c’est Bruxelles, région bilingue. Mais nous sommes en Flandre, région unilingue. Dans une commune peuplée, depuis longtemps, par une écrasante majorité de francophones. […] D’abord la mise en garde du chauffeur de taxi, francophone de Bruxelles, et incapable de trouver via son GPS, programmé en néerlandais, l’adresse francophone qu’on nous avait donnée pour atteindre ce coin de Flandre :
« Dites tout de suite que vous êtes française, sinon on vous prendra pour une Wallonne. » Ensuite, les rues. La plupart sont nommées dans les deux langues. Mais croisent de loin en loin des boulevards et des panneaux de signalisation exclusivement flamands.
« Certaines voies dépendent de la commune, et sont donc bilingues. D’autres dépendent de la région Flandre, et ne sont donc nommées qu’en flamand, explique d’Oreye.
Même nous, on n’y comprend plus rien ». Kraainem est en fait l’une des six communes dites
« à facilités » qui bordent Bruxelles.
Au début des années soixante, englobant dans les frontières de la Flandre ces villes dont les habitants étaient pour une large part francophones, le pouvoir belge accordait à ces derniers des
« facilités », comme le droit d’être jugé en français, d’aller à l’école francophone ou de bénéficier de la traduction des documents administratifs. L’ennui, et c’était prévisible, est que le terme de
« facilités » se trouve, cinquante ans plus tard, interprété différemment côté francophone et côté flamand. Pour les uns, il s’agissait d’un droit définitif. Pour les autres, d’une bienveillance accordée le temps que les francophones, malencontreusement situés de ce côté-ci de cette nouvelle frontière, assimilent le flamand. Ce que nombre d’entre eux, on s’en doute, n’ont pas fait. D’où, maintenant que les lois linguistiques se durcissent, les situations ubuesques qui sont le lot quotidien de la vie kraainemoise. La plus délirante étant sans aucun doute celle du conseil communal, qui se tient obligatoirement, une fois par mois en… flamand. Autour de la table : 23 conseillers, dont 18 francophones qui,
« pour la moitié d’entre eux ne comprennent pas un poil de ce qui se raconte », admet le bourgmestre
« non nommé ». Mais pas question de braver la règle, puisqu’un observateur est chaque fois dépêché par le gouverneur de la province.
« Une fois, j’ai distraitement conclu en français par un Je vous invite au verre de l’amitié avant d’avoir officiellement clos le conseil, raconte d’Oreye.
J’ai aussitôt reçu une lettre de rappel à l’ordre. »Luk Van Biesen, Kraainemois de souche et conseiller de l’opposition, confirme qu’il n’a, durant toutes ces années, jamais entendu le son de la voix de certains conseillers francophones. Et s’en offusque.
« Pourquoi se sont-ils présentés ? Chez vous, l’idée viendrait-elle à quelqu’un ne parlant pas le français de se faire élire dans une mairie ? » Petit Flamand râblé, un
« rabique » – enragé –, dit de lui le bourgmestre, il parle lui-même un français parfait et habite le centre historique, là où se trouvait jadis l’usine de papier et plus loin les champs de chicons, le nom local des endives. C’est le cœur flamand de Kraainem. Mais il est le seul, de tous ses frères et sœurs, à avoir encore les moyens d’habiter sa ville d’origine : sous la pression des Bruxellois qui trouvent ici une agréable banlieue verte, les prix de l’immobilier se sont envolés et Kraainem est devenue, dans les faits, un nouvel arrondissement de la capitale. Alors, pourquoi ne pas y appliquer, tout bêtement, le bilinguisme autorisé à Bruxelles ? L’idée fait bondir Van Biesen. La peur de la fameuse
« tache d’huile » – extension des francophones – le tenaille toujours. […]
D’ailleurs, si deux ou trois drapeaux belges flottent encore un peu piteusement aux balcons de quelques maisons, on sent bien que le divorce est consommé. Jusqu’aux détails les plus absurdes : dans la halle des sports communale, trois terrains de tennis sont réservés aux francophones, trois autres aux Flamands…
« Nous vivons comme dans l’apartheid, confirme Van Biesen.
Nous ne lisons pas la même presse, nous ne regardons pas la même télévision, nous n’avons aucune association sportive ou culturelle commune. » Le rutilant centre culturel flamand de Kraainem, construit et financé par la Flandre, peine évidemment à attirer, sur des noms de stars flamandes, le public francophone.
« À Anvers, certains musiciens feraient salle comble, mais ici, personne ne les connaît », s’agace son directeur, Sam Custers. Tandis que, quelques rues plus loin, la bibliothèque francophone, qui tourne logiquement à plein régime, est contrainte de s’autofinancer.
« Étant donné notre situation géographique, nous n’avons le droit d’être subventionnés ni par la région, ni par la ville, ni par la communauté francophone, explique son responsable, André Van de Putte.
Alors que 80 % des habitants de Kraainem parlent français et que la bibliothèque néerlandophone de la ville n’a le droit de proposer que 20 % d’ouvrages non flamands, officiellement, la bibliothèque francophone que vous avez sous les yeux n’existe pas… »[…] Van de Putte se définit d’ailleurs lui-même comme une espèce en voie de disparition.
« Un Belge, c’est-à-dire un vrai zinneke, un bâtard. » Entendez père flamand, mère francophone de Bruxelles, épouse wallonne, gendres wallon et flamand, petits-enfants élevés et instruits dans les deux langues : le parfait brassage identitaire. N’empêche qu’aux repas de famille ça fait belle lurette, chez les Van de Putte, qu’on ne s’aventure plus à parler politique. La paix est à ce prix. Et le plus étrange, dans cette ville où le maire n’est plus vraiment maire et où l’affrontement communautaire est à son comble, c’est que la paix perdure malgré tout. La situation est explosive – lois absurdes, vexations réciproques, vide institutionnel –, mais à part quelques panneaux de signalisation francophones tagués à la sauvette, aucun dérapage, aucune violence n’est à mettre sur le compte de la tension communautaire. Mieux : les habitants semblent au fond voisiner, malgré la ségrégation officielle, en bonne intelligence. Ainsi Caroline, comme beaucoup d’autres francophones, n’a vu aucun inconvénient à mettre sa fille à la crèche néerlandophone. Et la petite Norah, 1 an et demi, baragouine déjà quelques mots flamands que sa maman peine à comprendre.
« Moi qui ai toujours vécu ici, je n’ai jamais appris, et cela m’a manqué. En l’inscrivant dans cette crèche, je parie sur l’avenir, je parie sur la Belgique. »Étonnant peuple belge… Le seul au monde, sans doute, à descendre dans la rue non pour défaire un gouvernement, mais pour, de grâce, en réclamer un… C’était le 23 janvier 2011 : 40 000 personnes défilaient dans le centre de Bruxelles, au cri, hilarant, mais véridique, de
« Nous voulons un gouvernement ! ». Six mois plus tard, l’affaire n’a pas bougé d’un pouce : les chefs de parti sont englués à la recherche d’une introuvable coalition, les constitutionnalistes s’étripent à n’en plus finir, au cours de débats télévisés, pour définir ce qui relève ou non des
« affaires courantes », et les Belges sont retournés, en essayant d’en rire, à leur vie de citoyens non gouvernés.
« Au fond, ils s’aperçoivent que le pays tourne très bien quand même », dit Pierre Kroll, caricaturiste au quotidien
Le Soir et auteur d’un album désopilant sur la crise gouvernementale. Le livre, événement tout à fait exceptionnel en Belgique, sort en même temps côté flamand et côté francophone. Il est cosigné par Bert Kruismans, un humoriste flamand. Chacun des auteurs est une star dans sa propre région, mais un parfait inconnu de l’autre côté de la
« frontière ». « Nous n’avons pas les mêmes journaux, pas les mêmes artistes, pas la même langue. Mais si j’étais coincé dans un ascenseur avec un Français et un Flamand, je suis sûr que je me trouverais beaucoup plus de points communs avec le Flamand », conclut Kroll.
« Le rire est la politesse du désespoir », cite-t-il en exergue de l’album. […] Car le pays est tout de même en train de pulvériser un record désespérant : 365 jours sans gouvernement. Plus fort que la Côte d’Ivoire. Plus long que l’Irak. Le 13 juin, cela fera un an que les Belges se sont rendus aux urnes pour élire un gouvernement… qui n’a toujours pas vu le jour.
2011,
Le Point 2020, 54-56
http://www.lepoint.fr/monde/belgique-au ... 295_24.php