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Tonnerre, ne pensez-vous pas cependant que ce que vous dites là pose crûment le problème de la représentation ?
Même Maxime Gremetz, par exemple, dont je ne soupçonne ni la sincérité, ni la capacité d'indignation intacte, ni le fait qu'il évite de trop profiter pour son bien-être personnel de son statut d'élu ; même celui-ci ne vit plus depuis longtemps dans les conditions du "prolétariat" qu'il tente de représenter, par la force des choses. Est-il à même de réellement défendre leurs intérêts ?
Et le sénateur conservateur du Mississipi, dont les rednecks pensent qu'il les représente et défend leurs intérêts, alors que eux n'ont rien et vivent dans une caravane et la misère intellectuelle, alors que lui est riche, inséré, et même parfois tout à fait cultivé. Il représente qui ce sénateur ; ses électeurs ? Faut-il penser que pour représenter un pauvre au congrès, il faut un pauvre ?
Dès qu'un pauvre devient député, il n'est plus pauvre, il est intègré ipso facto à une élite, il sort de la citoyenneté ordinaire. De même, un immigré fils d'éboueur qui devient député n'a plus les mêmes problèmes que son père. Donc une représentation exacte "au poil près' du corps électoral est impossible par définition.
Néanmoins, avoir fait, même si ce n'est que durant une partie de leur vie, l'expérience de la pauvreté ou de la discrimination ne peut pas ne pas avoir rendu des personnes telles que ci-dessus plus sensibles aux problèmes de ceux qui souffrent de ces difficultés toute leur vie. Gremetz peut ne plus vivre comme un ouvrier depuis longtemps, il semble peu douteux que, en moyenne, des députés avec un background similaire au sien semblent à priori plus réceptifs, mieux informés et plus compétents pour représenter les catégories populaires que, disons, Olivier Dassault.
Mais d'autre part, si les opinions politiques correspondaient systématiquement aux intérêts matériels, la gauche devrait l'emporter plus souvent aux élections, tant en France qu'aux US, sur la seule base de la supériorité numérique de certaines catégories sociales.Or il n'en est rien, et c'est là qu'il faut faire intervenir des concepts tels que l'aliénation, la fausse conscience, le rôle de l'idéologie dans les représentations sociales et la capacité des classes dominantes à faire accepter leurs représentations aux autres classes grâce à leur mainmise sur les medias, etc.
Des chômeurs délocalisés vivant dans un trailer park dans la Virginie de l'Ouest ou un état du Sud et votant pour Bush sur la base du fait qu'ils boieraient bien une bière avec lui, qu'ils détestent les gays et sont contre l'avortement sont manifestement en porte à faux avec leurs intérêts matériels bien compris.
C'est grâce à diverses stratégies idéologiques de type diversionnel-- culture war, racisme, xénophobie, fondamentalisme religieux-- qu'on arrive ainsi à faire, en quelque sorte, voter les moutons pour le directeur de l'abattoir.
Un autre point intéressant est le fait que les classes moyennes, petite et moyenne bourgeoisie, se rangent souvent aux cotés des classes dominantes, en fait s'identifient à elles, bien que leur statut socio-économique réel les en exclue de fait. Cependant, ces classes peuvent aussi, plus rarement passer à gauche, et le fait qu'elles penchent électoralement tantôt d'un côté, tantôt de l'autre mais tout de même vont plus souvent vers la droite (soit centre droit soit plus extrême) joue un rôle essentiel dans l'histoire des démocraties et en particulier dans l'avénement de régimes fascistes ou autoritaires dans le contexte d'un système démocratique.
Cela dit, il y avait plus d'ouvriers et de petits employés que de bourgeois dans le PC des années 50, et on compte plus de bourgeois que d'ouvriers dans les lecteurs du Figaro. Je dirais que c'est sans doute aux extrêmes du spectre social que les intérêts correspondent le mieux aux convictions.