La terreur à Raqqa sous Daech (2013-2017) racontée par une habitante devenue maire de la ville.
Je me souviens de participants du forum dans le déni, qui voulaient amalgamer la rébellion syrienne, après plusieurs mois, à une révolte libérale conduite par des gens qui nous ressemblaient ; il n'en était rien, le mouvement était dès le début submergé par les valeurs d'extrême droite qui submergent la société syrienne soi-disant arabe.
Citation:
La bataille de Raqqa est terminée depuis deux ans. […] la journaliste Marine de Tilly, du Point, est retournée sur place. Pendant un an, elle a recueilli les confessions d'une jeune femme, Leïla Mustapha, une ingénieure agronome qui œuvre à la reconstruction de la ville-cimetière. Choisie par les Kurdes et les notables des tribus arabes après avoir participé à la libération de la « capitale » de Daech en Syrie, la maire-courage raconte son quotidien sous la férule de l'État islamique et comment elle tente aujourd'hui d'aider ses habitants à réapprendre à vivre. […]
« Un an après les premières manifestations pacifistes, il me semblait déjà évident que l’équation était devenue plus complexe que “régime” contre “peuple” ou “oppression” contre “liberté”. Déjà, les affrontements s’étaient “confessionnalisés”, et Assad n’était plus le seul à parler de “terroristes islamistes” dans les rangs des “rebelles”. Financée par Doha, Ankara ou Riyad ; un jour “affiliée” à Al-Nosra et le lendemain à Al-Qaïda, l’Armée syrienne libre n’était plus cette bande de jeunes Syriens courageux désertant leur régiment pour ne pas tirer sur les manifestants et défiant avec eux le régime et le président. Sans doute voulaient-ils la peau d’Assad, mais ils voulaient désormais, aussi, celle des “mécréants”, des activistes laïques et de toutes les minorités encombrantes. La liberté, ils l’obligeaient. Leur révolution, ils l’imposaient. Plus ça allait, moins l’armée d’Assad et les chabiha se gardaient le monopole de la violence. Le peuple en revanche, comme toujours, portait, seul, celui de la douleur. (…)
Le 23 juin 2013, les “frères” d’Irak et d’ailleurs d’Al-Baghdadi avaient pris le palais du gouverneur et proclamé le nouvel “État islamique en Irak et au Levant”. Les loups étaient dans Raqqa et, avec eux, la clarté de la terreur. Je l’avais compris le jour où, devant le four, où désormais la file des hommes était séparée de celle des femmes, des miliciens m’avaient lancé avec un accent qui n’était ni d’ici ni d’à côté : “Soit tu portes le hidjab, soit tu restes dans la cuisine !” Personne n’avait pipé. Ils étaient deux, et nous au moins une cinquantaine à faire la queue, mais ils faisaient ce qu’ils voulaient, et nous, on obéissait. […]
Dans les parcs, sur les trottoirs, les lectures du Coran et les séances de da’wa (appel à l’islam) se multipliaient, et sur les étals des marchés, au milieu des salades et des sacs de blé, des manuels énuméraient les contraintes auxquelles devaient se soumettre les musulmans, et surtout les musulmanes. Hidjab, sécurité, mariage, vie quotidienne, éducation, travail…, après avoir soigneusement démonté le modèle occidental, les textes abordaient point par point ce qui constituait le “modèle idéal” de la femme musulmane. “Le modèle adopté par les infidèles en Occident a échoué à l’instant où les femmes ont été 'libérées’ de leur cellule dans la maison”, disait la quatrième de couverture de l’un d’entre eux. Ce même manuel jugeait “légitime” que les fillettes se marient “dès 9 ans”, bien que “l’âge idéal reste 16-17 ans, tant que les jeunes filles sont toujours jeunes et actives”. J’en avais 25 et je n’avais encore jamais songé à me marier. Parce que j’avais choisi de me concentrer sur mes études, parce que je n’avais pas encore rencontré le bon, parce que la situation était difficile dans mon pays et qu’en tant qu’être raisonnable je trouvais que ça n’était pas le moment, en général, et que je n’étais pas prête, en particulier, à fonder une famille – pour leur offrir quoi ? La guerre et l’instabilité ? Et parce que personne ne m’avait jamais enfermée “dans la cellule de la maison”, confisqué ma liberté ou obligé à suivre autre chose que ma propre volonté, celle de m’instruire, de réfléchir, d’agir et, à plus forte raison, celle d’aimer. “9 ans”. “Mariage”. “Légitime”. Folie furieuse de leurs mots et de leurs lois. Je me souviens très exactement de ma figure, de ma vie et de mon corps à 9 ans. J’en ai la nausée. […]
Après les chrétiens vint le tour des autres minorités. Un matin, près de l’université, j’avais croisé mon ancien professeur de mathématiques, assis, par terre, la tête entre les mains. Il pleurait. Je m’étais assise un moment à côté de lui sans rien dire ou demander, je lui avais mis la main sur l’épaule et j’avais prié. Il n’avait pas besoin de me parler, je savais. On était restés là, tous les deux, silencieux, un quart d’heure, peut-être plus. Un type de la police islamiste serait passé, il nous aurait immédiatement menacés, mais personne ne nous avait dérangés ; pour une fois, la guerre nous avait foutu la paix. Lui qui avait toujours vécu à Raqqa, lui qui lui avait consacré sa vie, y avait enseigné, lui la mémoire, l’intellectuel, le sage, on lui avait ordonné de quitter sa ville sur-le-champ, sous peine d’y mourir égorgé ou décapité. Il était alévi, considéré donc comme “cousin” des Alaouites, et donc d’Assad, le frère ennemi. Encore un camarade que je n’ai depuis plus jamais revu. […]
Chaque jour sous les menaces, chaque nuit sous les bombes, je ne pensais qu’à lui, Allah, le soleil. Les chacals avaient la force, le pouvoir et des armes, le peuple gémissait, les balles sifflaient, les corps souffraient ou périssaient, mais il nous restait la foi. Daech ne l’avait pas. Pratiquer n’est pas croire. “L’âne peut aller à La Mecque, il n’en reviendra pas pèlerin”, comme dit mon frère. Il ne suffit pas de faire les cinq prières par jour, il faut penser aux enfants, aux humains. Ces gens-là n’ont pas lu le Coran, ils le citent hors contexte pour l’utiliser à leurs fins, mais comprennent-ils seulement ce qu’ils disent ? Ils se croient maîtres de nos consciences mais ils n’en ont pas. (…) Je relisais souvent le Coran. Personne ne m’avait jamais obligée à faire ça, pas plus qu’on ne m’avait obligée à prier. Petite, je regardais mes parents et ça me donnait envie. Sans un mot, sans contrainte, leur foi rayonnait sur moi. Ils aimaient Dieu, ils s’aimaient et ils aimaient les autres. (…)
Pour acheter leur survie sans doute et se garantir un minimum de liberté, ou simplement parce qu’elles étaient seules, abandonnées à l’ultraviolence, et qu’elles ne savaient plus quel goût avait la vie, quelques femmes de Raqqa et beaucoup d’ailleurs avaient intégré la toute nouvelle hisba (milice) féminine, chargée de contrôler l’application de la charia auprès des autres femmes. Armées, autorisées à conduire, à condamner, fouiller, mordre et punir n’importe quelle femme à tout moment, elles étaient sans pitié. Une abaya trop “moulante” : 20 coups de fouet. Du maquillage sous le niqab : 5 coups de fouet. Une sortie sans tuteur légal : 10 coups de fouet, etc., jusqu’au châtiment ultime, infligé aux femmes adultères (ou en tout cas jugées, souvent arbitrairement, comme telles) : la lapidation. Tout cela était impensable. Voilà que les femmes entre elles se craignaient, se punissaient, se haïssaient. Il fallait nous sortir de là. (…)
Dans la touffeur écrasante des rues de Raqqa, on fêtait ces victoires à grands coups d’exécutions sur la désormais célèbre place Naïm, rouge du sang de 250 soldats du régime capturés, sauvagement… exécutés, saignés comme des moutons et abandonnés là sous 49 degrés au zénith. Dans ce contexte de terreur hystérique et de toute-puissance de l’EI – qui ouvrit alors, juste à côté de Raqqa, son premier camp d’entraînement destiné aux “lionceaux du califat” –, impossible pour quiconque de ne serait-ce que songer à s’échapper. Et, de toute façon, pour aller où ? Ils tenaient maintenant toutes les routes et les grandes villes du gouvernorat, sauf Qamishli… et Kobané. Il fallait bien se rendre à l’évidence, notre plan de repli progressif familial n’aboutirait pas. J’étais passée entre les mailles du filet mais pour le reste de la famille c’était trop tard. “L’atmosphère est si suffocante, m’écrivit un jour mon père, il fait si chaud, si violent, si sauvage, qu’il n’y a même plus de place dans nos cœurs pour l’angoisse.” Même la mort semblait avoir perdu ses épouvantes. Même la peur avait l’air de faire ses dernières prières. Et moi j’étais à l’abri, à 300 kilomètres de là, à ne rien faire, en manque d’eux et de Raqqa, effondrée, révoltée, à faire la guerre à mes doutes, à la haine et à mes larmes, à implorer le Très-Haut de ne pas les oublier, et de m’aider à croire encore que l’humanité n’en avait pas fini avec la fraternité. (…)
Affamer les Daech, les acculer, les assoiffer, bonne idée. Le problème c’est qu’ils mangeaient très bien, et que c’était les civils qui crevaient. De faim ou broyés sous les décombres de leurs maisons. Je ne comptais plus les amis qui disparaissaient à cause de Daech ou des bombardements. Les cimetières débordaient et il fallait payer, cher, pour enterrer son frère ou sa fille dignement. Au mois d’octobre, un otage américain avait été exécuté. En réaction, la coalition avait mené huit raids aériens, et l’aviation d’Assad, qui n’était jamais en reste quand il s’agissait de bombarder son pays, en mena dix supplémentaires. En dessous des avions, ma ville parsemée de djihadistes et pleine de civils. “Il pleut des obus, m’avait dit un jour mon père au téléphone. Tu les entends ? L’un d’entre eux s’est affalé sur la maison des voisins. Le souffle de l’explosion a brisé nos fenêtres et m’a fait décoller du canapé. Je sais pourtant que les hommes ne sont pas faits pour voler.” Il plaisantait, il existait toujours, il résistait encore. […]
Les Kurdes venaient d’accomplir ce que jusqu’ici ni Bachar, ni les Arabes, ni les étrangers n’avaient su ou voulu faire depuis le début de la guerre : démolir les terroristes. Leur résister, les regarder en face, les chasser. Ils avaient remporté une grande bataille, mais pas le pouvoir ou une quelconque domination sur la Syrie. Il leur fallait désormais combattre l’oppression, contre tous les communautarismes, mais avec toutes les communautés. Et moi dans tout ça, qu’avais-je fait pour défendre Kobané ? Et qu’allais-je faire pour libérer Raqqa ? (…)
J’étais jeune et j’avais des compétences, je pouvais servir mon peuple et mon pays. La récolte dépend du vent et de la pluie ; d’accord, semons quand même. Tous les jours, je participais aux comités, aux assemblées démocratiques qui fleurissaient un peu partout et rassemblaient les civils encore concernés par la vie. Le régime et Daech tuait et divisait les hommes, notre révolution vivait et les réunissait. Les conseils civils se mettaient en place, quotidiennement nous nous réunissions. Au début, nous n’étions que quelques-uns, puis 20, 30, 50, et puis les salles étaient pleines. À chaque séance, un problème soulevé : de la reconstruction d’une maison ou d’une route à la réouverture d’un commerce ou d’une école. (…)
Devant les notables arabes je me répétais beaucoup, mais je crois que plus je disais les choses, mieux je les formulais. Moi aussi, je progressais, j’étais de plus en plus habitée, convaincue, inspirée ; je ressentais des choses intenses. Je trouvais des mots pour me faire entendre et m’entendre moi-même. Je croyais en moi et en eux ; “dans ma tête et dans mes yeux”, je croyais en nous. La sincérité est une arme fatale. Résultat, certains chefs de tribus m’envoyaient même des SMS pour prendre des nouvelles, de moi et de notre projet. D’autres se faisaient un devoir de convaincre leurs amis ou leurs voisins qu’il était temps, maintenant, que toute cette boucherie prenne fin, et qu’un tel rapprochement était déroutant, sûrement, mais solide, peut-être.
(…) Dans le Coran, Naïm désigne l’un des jardins du Paradis, celui des délices, des nourritures extraordinaires et des parfums exquis. Le Prophète de l’islam Lui-même est aussi appelé “Ayn an-an’im”, “source de la félicité”. C’était le symbole de Raqqa, son centre, son cœur. Nous l’appelions “place Naïm” à cause du nom du glacier qui s’y était installé dans les années 1980 mais, en réalité, elle s’appelait la “place des Sept Fontaines”. Aux pires heures du califat, les habitants de Raqqa l’avaient rebaptisée le “rond-point de la mort”. Décapitations, crucifixions, lapidations, flagellations, amputations, expositions et vente d’esclaves…, tout ce que Daech avait fait de pire, il l’avait fait, en public, sur cette place. Le lendemain de la libération, avec toutes mes camarades combattantes YPJ, c’est là que nous avions choisi de fêter la victoire. Aujourd’hui, la place s’appelle “place de la Liberté”. C’était la première chose que le Conseil civil avait accomplie en arrivant à Raqqa, le premier chantier d’une liste loin d’être achevée. Et plutôt que de reconstruire, nous avions commencé par tout casser. Raser. Effacer toute trace physique du sang des 1 200 civils qui y avaient été suppliciés. Non pas pour oublier – se souvenir est un devoir – mais pour signer, d’emblée, d’un acte fort et symbolique, le nouvel acte de naissance de Raqqa. Plutôt qu’un monument aux morts, nous avions préféré un manifeste de la vie. Des arches blanches, des bassins d’eau claire, “I Love Raqqa” écrit en lettres géantes et multicolores, des enfants qui s’éclaboussent et des jeunes filles qui font des selfies ; de la poussière, du passage et même parfois de la musique, la nuit : aujourd’hui, la place n’a plus rien de leur rond-point de l’enfer. »
2020, Le Point 2474, 49-52