Nouvelles de Raqqa, reprises à Daech par les Kurdes :
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Et au milieu d’eux une femme en pantalon, dressée sur des talons, les bras dénudés. Elle s’appelle Leila Moustapha, elle est kurde. À 31 ans, elle dirige la ville syrienne de Raqqa, l’ancienne capitale de l’État islamique libérée en octobre 2017 par une armée arabo-kurde aidée des Occidentaux. […] Elle allume une cigarette et rejoint son bureau. Des vieux patientent à l’entrée, munis de papiers froissés, tandis qu’une secrétaire en jean tente de leur trouver une chaise.
Leila Moustapha, ingénieure agronome de formation et célibataire, écrase sa cigarette puis en reprend une autre. Elle a fui la ville de son enfance en 2013 avant d’y revenir à la fin des bombardements et d’en prendre les commandes, désignée par une assemblée de 120 notables. Une gageure dans une cité majoritairement arabe. […] Presque chaque jour, un attentat secoue la ville. Véhicules piégés, exécutions à l’aide de silencieux, bombes téléguidées… Hier encore, un explosif a été déclenché sur le passage d’une voiture de police. Cette fois, pas de victime, un miracle. « Des groupes veulent créer le chaos », dit-elle. Des groupes ? Plusieurs cellules de Daech encore actives dans les quartiers du centre et de l’est. Mais pas seulement. Damas dépêche aussi ses tueurs en espérant un soulèvement de la population contre les « occupants ». Et puis, un autre protagoniste sème la terreur : la Turquie, hostile à toute autodétermination des Kurdes. En mars, cinq hommes payés par Ankara ont planifié l’élimination de l’adjoint de Leila : Omar Allouch, 61 ans, tué à son domicile. La récompense s’élevait à 100 000 dollars. Le commando a été arrêté, dénoncé par un habitant parvenu à surprendre une dispute entre ses membres. […] À Raqqa, le Kurde Omar Allouch était un homme clé. Un médiateur entre sa communauté et les sunnites.
Depuis son assassinat, Leila sait que sa tête est mise à prix. Elle ne dort jamais au même endroit et circule à bord d’une Toyota blindée fournie par les Américains. […] La ville est détruite à 80 %, privée d’électricité et de téléphone ; 35 000 maisons sont à l’état de ruine. Immeubles éventrés, ponts engloutis, voitures calcinées… Un an après la défaite des djihadistes, Raqqa est un amas de ferrailles enchevêtrées et de gravats. Des décombres d’où émergent parfois des silhouettes blanchies par la poussière, équipées de pelles. Sur les artères principales, il y a bien des boutiques ouvertes, mais elles occupent les rez-de-chaussée de bâtiments désossés. La coalition internationale menée par Washington a eu, il est vrai, la main lourde. Au cours des cinq mois de l’opération, 20 000 bombes ont été larguées. Un déluge de feu jamais vu depuis la guerre du Vietnam.
Depuis, rien n’a bougé. Ou presque. « On veut redonner du travail aux jeunes pour les détourner des extrémistes », dit Leila. Alors, elle s’accroche au moindre projet. Le plus symbolique ? La reconstruction de l’un des deux ponts sur l’Euphrate. La voilà à présent qui file vers les berges à bord de son 4 x 4. Les travaux avancent. Trop lentement. « Il nous faudrait davantage de métaux », se lamente Hassan, un avocat reconverti en architecte. « Je connais un endroit où on peut en récupérer, poursuit-il en montrant une photo. – Ah non ! coupe la gouverneure, on ne va pas commencer à voler ! » L’autre s’étrangle. « Mais il y en a partout dans les destructions… – Oui, mais ils appartiennent à quelqu’un. On va faire une demande officielle. » L’architecte range sa photo. Un ingénieur intervient. « Il y a le problème des tunnels, Daech a créé une ville sous terre et ça fragilise les ouvrages… Est-ce qu’on ne pourrait pas les détruire ? » Leila secoue la tête en fixant une branche de dattier qu’on vient de lui offrir. « Ça risque d’endommager les canalisations, on doit d’abord continuer à tout déminer. – Ça prend beaucoup de temps ! rétorque l’ingénieur. Et si on attendait les aides ? – Les aides ne viendront pas », tranche la gouverneure. Il faut se débrouiller tout seuls. »
Seuls en dépit des promesses. Car les Occidentaux ont beau avoir dépensé 13 millions de dollars par jour en missiles, ils tardent à débloquer les fonds de la reconstruction.
[…] Un homme patiente dans le bureau de Leila : Hassan Mohammed Ali, le chef de la sécurité de la région. C’est lui qui se rend à Damas pour sonder les intentions du régime. Sa dernière visite ne le rend pas optimiste. « Ils veulent récupérer Raqqa et ne proposent rien en échange. » Une chose néanmoins le rassure : « Tant que les Américains sont là, ils n’attaqueront pas. » Il n’empêche, les hommes de Bachar el-Assad ne cessent de soudoyer les tribus du coin. Une dizaine d’entre elles auraient déjà prêté allégeance au maître de Damas.
De fait, dans la rue, les tensions s’exacerbent. Place du Paradis, là où Daech exposait les têtes décapitées de ses suppliciés, quatre membres d’une tribu coiffés d’un keffieh aspirent leur Seven Up au bout d’une paille. Leila Moustapha ? « On ne la connaît pas ! s’exclame l’un d’eux. Mais on voudrait pouvoir vendre notre coton. »« Avant, on avait de l’engrais et on arrivait à faire du commerce avec la Turquie », lance son voisin en évoquant la période de l’État islamique.
À trois tables de là, le Kurde Ali, le gérant du café, s’offusque. « Leila, elle se tue pour rebâtir sa ville. Ici, ils n’acceptent pas les succès des Kurdes ; ça me pèse, cette ambiance. » Puis il pointe les nostalgiques de Daech. « Le marchand de glaces, là-bas, le vendeur de cartes à puce de l’autre côté de la place, le propriétaire du magasin d’électroménager… Et tiens ! Celui-ci, c’était un dénonciateur ! lance-t-il en apercevant un homme à moto. Alors, après 20 heures, je ne prends pas de risques, je ferme le bar. »
[…] Les traces du règne de Daech sont partout. « Il peut rester », lit-on sur une porte en fer forgé. Une inscription destinée à épargner un collaborateur. En face, une demeure de trois pièces agrémentée d’une cour, à l’abandon. Le lieu a servi à la détention d’esclaves sexuelles yézidies. Mohammed Ali Mahmoud tenait une boutique dans la maison mitoyenne. Il se souvient de la visite en juillet 2015 de deux d’entre elles, âgées de 24 ans et de 16 ans. La veille, elles étaient venues acheter des œufs avec leur maître. Le lendemain, elles surgissent seules et implorent Mohammed de les tuer. « On souffrira moins qu’avec eux », disent-elles. Il les embarque alors dans sa voiture et les emmène jusqu’à Kobané. Elles lui racontent leur calvaire : leur passage entre les mains de sept « propriétaires » et leur viol une nuit par 18 hommes. À son retour, les djihadistes le soupçonnent. « Où étais-tu passé ? – Je cultivais chez un fermier. – Allons le voir ! » « Heureusement je m’étais arrêté chez lui pour le mettre dans la confidence et lui remettre une somme », se souvient-il en essuyant ses larmes. Pour lui aussi, Raqqa mettra du temps à chasser ses démons. « Je connais un voisin qui a décapité six personnes et qui vient dans ma boutique. Chaque fois, je lui dis de dégager. »
[…] « On a monté 8 hôpitaux, 13 cliniques et recruté 400 professeurs d’école, dit-elle. Et, bien sûr, on a supprimé les cours de religion. [Elle soupire.] J’aimerais tellement prendre des jours de vacances et découvrir un jour Paris… On y fait toujours de bons croissants ? »
2019, Le Point 2418, 33-35