Entre retour de l'alcool, embouteillages, lutte anti-terroriste, corruption généralisée, tribalisme, censure, violences politiques et policières, et massacres inter-confessionnels, description de la lente normalisation de Bagdad :
Le promeneur retrouve peu à peu ses droits dans les rues de Bagdad. […] Fermée pendant des années, la rue Abou Nawas est rouverte au trafic. Le promeneur revient s’attarder le soir sous les acacias pour manger un
masgouf, la fameuse carpe grillée pêchée dans le fleuve. Les groupes électrogènes enfument l’air et toussotent pour tenir allumés les néons de couleur qui tentent d’égayer la soirée. Puis le promeneur prend un taxi, tard le soir, sans trop craindre d’être égorgé. Il se rend à Adhamiya, quartier rebelle considéré naguère comme un fief d’Al-Qaeda. Là, avec d’autres fêtards, il finit la nuit au clair de lune, sur une terrasse au bord du fleuve. Il noie ses discussions de whisky sec et d’arak à peine dilué.
Si l’alcool devait servir de baromètre de la liberté, l’Irak serait de nouveau libre. En face du théâtre national, qui a repris une programmation presque normale derrière sa ceinture de murs anti-déflagration, le vieux commerçant chrétien qui vendait ces dernières années ses bouteilles sous le manteau a remis une grande enseigne lumineuse, portant haut et loin le nom d’une marque de bière. Ironie, il n’y a plus guère que dans la zone verte – ce secteur ultraprotégé où siègent les administrations – que le buveur ne trouve plus à satisfaire sa soif. Le gouvernement du conservateur Nouri al-Maliki a donné des instructions strictes pour que plus une bouteille ne puisse franchir les check-points, au grand dam des milliers d’employés américains qui y vivent et pratiquaient l’« automédication » pour tromper l’ennui. Et, régulièrement, la police cherche à étendre cette prohibition au reste de la ville.
Plus sûres, les rues de Bagdad semblent surtout livrées à elles-mêmes. Les Américains tiennent presque leur promesse de ne plus circuler de jour dans les villes, selon les termes du désengagement progressif amorcé en juin. Tout au plus croise-t-on de temps en temps un convoi blindé de GI qui force le passage dans les embouteillages pour disparaître au plus vite.
Mais cette liberté relative tourne vite au chaos. Cacophonie d’une circulation infernale, d’abord. Là où Mohamed Ibrahim, fonctionnaire au ministère de la Culture, avait besoin de vingt minutes au volant de sa guimbarde déglinguée pour rejoindre son travail, il doit maintenant quitter son domicile à 6 heures le matin, pour prendre son poste après deux heures passées dans les embouteillages. Rues barrées. Check-points omniprésents – tous les 300 mètres sur les grandes artères du centre-ville. Pour éviter les bouchons, Mohamed évite… les check-points !
« Je ne prends jamais les grandes rues, c’est trop de temps perdu. En empruntant les ruelles parallèles, il n’y a aucun barrage de police. » Une astuce qu’utilisent sans doute les terroristes qui, régulièrement, font sauter des camionnettes contre des ministères et des grands hôtels. Chaque fois, les véhicules, chargés d’explosif, sont passés sans encombre. Pourtant, la police et l’armée irakiennes se sont équipées d’une nouvelle arme contre les bombes. Un petit détecteur en Bakélite doté d’une antenne radio télescopique que les Irakiens surnomment le sonar. Chaque check-point en est désormais doté.
L’appareil est supposé réagir à toutes les familles d’explosifs, depuis les mélanges artisanaux jusqu’au redoutable C4. Les autorités irakiennes l’ont présenté comme la panacée pour prévenir les attentats. Lorsqu’on a commencé à douter de son efficacité – un officier américain l’a qualifié de « baguette de sourcier » –, le général Jihad al-Jaberi, qui a signé le juteux contrat – 85 millions de dollars – pour le compte du ministère de l’Intérieur, s’est emporté :
« Ceux qui critiquent le sonar sont des menteurs ! Les seules fois où il n’a pas fonctionné, c’était parce que les gens ne savaient pas s’en servir… » Reste que la justice britannique a fait incarcérer le fabricant de l’appareil, alors qu’il cherchait à le vendre à l’Afghanistan. Mollement, Nouri al-Maliki a promis une enquête parlementaire. Sonar ou pas, les barrages de police de Bagdad restent une loterie.
« Il suffit d’avoir un badge avec n’importe quel logo de parti ou de dire qu’on est membre des forces de sécurité et on passe sans souci », reconnaît Dhia Hussein, sergent de la police dans la capitale. Badges, laissez-passer, autorisations, il faut désormais présenter à tout bout de champ des papiers à en-tête, tamponnés et gribouillés de paraphes. Pour un emploi, pour un document officiel ou pour entrer dans un quartier fermé à la circulation parce qu’une personnalité y habite.
L’Irak se bureaucratise dans le chaos. Et se militarise, aussi : 150 000 hommes en armes – policiers, soldats, miliciens – cohabitent dans les rues de Bagdad dans la plus complète anarchie, puisque chacun obéit aux ordres de son supérieur, officier ou chef tribal, plus qu’à ceux de l’État. Un État qui renoue avec les démons du passé. Les bouquinistes de la rue Moutanabi doivent attendre plusieurs semaines les livres étrangers : des zélotes du ministère de la Culture vérifient les titres un à un et censurent. Les journalistes, eux, ont peur. Imad al-Abadi, directeur de la chaîne de télévision Diyar, a été grièvement blessé dans le mitraillage de sa voiture. Dans un article fracassant, le quotidien irakien
Sharq Al-Awsat a révélé, grâce au témoignage d’une source sécuritaire, l’existence d’une liste de 400 journalistes
« à liquider » avant les prochaines élections.
La persistance des violences menace le fragile consensus communautaire. Côté chiite, le Premier ministre, Nouri al-Maliki, tient un double discours, appelant un jour à tourner le dos au confessionnalisme et jetant le lendemain l’anathème sur les baasistes et les terroristes d’Al-Qaeda, autrement dit les sunnites. Dans les quartiers sunnites, après chaque attentat, on redoute des représailles. Qui ne se font guère attendre. Les forces de l’ordre arrêtent sans discernement. Tel Mohammed Sakaa, second vice-gouverneur de la province de Diyala, réveillé à l’aube par un commando et conduit à Bagdad. L’accusation vague de terrorisme suffit pour faire embastiller n’importe qui.
Plus grave, les escadrons de la mort ont repris du service. Fin novembre, une escouade d’hommes en uniforme de l’armée a pénétré à l’aube dans une maison de Tarmiya, bourgade sunnite au nord de Bagdad. Ses occupants ont été égorgés sur place, jusqu’au dernier enfant. Quelques jours auparavant, à Abou Ghraib, dans les faubourgs ouest de la capitale rendus célèbres pour leur prison, treize personnes ont été abattues par des hommes en uniforme. Dans chaque cas, les enquêtes irakiennes piétinent. Impossible de savoir si les auteurs de ces tueries appartiennent ou pas aux forces de sécurité : on trouve les uniformes sur n’importe quel marché de Bagdad.
« Nous assistons au retour des escadrons de la mort », s’alarme Tarek al-Hachemi, vice-président (sunnite). Adnan, retraité du quartier huppé de Mansour, s’est déjà fait une raison :
« Je ne fais plus confiance à cette police. Si des policiers cherchaient à m’arrêter, j’essaierais de m’enfuir ou de les tuer. »La communauté sunnite avait été réhabilitée par les Américains dans le cadre de la
« nouvelle stratégie » de contre-insurrection imaginée par le général David Petraeus. L’un des points clés de cette politique consistait à mettre en place des
sahwas (conseils du réveil), milices luttant contre les insurgés. Plus encore que de combattre les terroristes, il s’agissait de les débaucher et de leur fournir un emploi plus stable et rémunérateur que celui offert par l’insurrection. Ces repentis ont d’abord été payés par le contribuable américain. Ils se sont vu promettre des postes dans les forces de sécurité ou l’administration. Selon l’armée américaine, la moitié d’entre eux ont été intégrés dans les institutions irakiennes. Les autres, payés au lance-pierre, songent à reprendre le maquis.
D’autant que l’armée et la police irakiennes voient d’un mauvais œil la concurrence de ces civils en armes. Au printemps, la police a arrêté un puissant chef de
sahwa, Adel al-Machhadani, qui contrôlait le quartier d’Al-Fadhil. Le millier d’hommes qui étaient à son service ont alors pris les armes contre l’armée et la police. Les combats de rue ont fait trois morts et une quinzaine de blessés. L’incident est révélateur des tensions entre ces forces qui se font concurrence pour contrôler le terrain.
Pendant ce temps, la corruption a explosé. Les Irakiens ne peuvent plus effectuer une démarche dans une administration sans s’acquitter d’un bakchich. Imad al-Obeidy, fonctionnaire à la municipalité de Bagdad, interroge :
« C’est vrai qu’en France Jacques Chirac est poursuivi ? Il devra aller au tribunal ? Un tel homme… Comment pouvez-vous faire ça ? » Il faut dire que la mairie de Bagdad, dirigée comme une PME familiale par Saber al-Issaoui, est touchée par un gigantesque scandale d’emplois fictifs : 20 millions de dollars siphonnés dans les caisses de la ville sous la forme de salaires à des employés qui n’existent pas. Face à ces gabegies, la population irakienne sombre dans le nihilisme politique. Un désespoir qui pèsera sur les élections prévues en mars.
« Les membres de l’actuel Parlement jouissent de tellement de privilèges qu’ils cherchent à tout prix un moyen de les préserver, prédit l’analyste politique Ali al-Nashmy.
C’est leur seul programme politique. »2010,
Le Point 1952, 46-48
http://www.lepoint.fr/archives/article.php/425522