Yongle a écrit:
Un historien tentant d’intellectualiser le débat.
Voici un article paru déjà il y a plusieurs jours dans le Nouvel Observateur, mais, réfléchissant sur le long terme, on peut toujours en discuter :
http://lumieresdusiecle.blogs.nouvelobs.com/je suis globalement d’accord bien qu’il ne faille attendre un peu pour se faire une idée valable. Qu’est-ce que vous en pensez ?
D'accord.
En Egypte, l'armée est composée des officiers supérieurs et du gros de la troupe.
On peut supposer qu'en raison du service militaire, prolongé avec la faiblesse du niveau d'étude (1 an pour les diplômes supérieurs, 2 ans pour les diplômes secondaires et 3 ans pour les autres), le gros de la troupe (officiers subalternes, sous-officiers et hommes du rangs) partage les préoccupations de la société égyptienne.
L'armée est dirigée par les officiers supérieurs, qui contrôlent également le pays, dont les dirigeants sont spécialement représentés par les officiers de l'armée de l'air (auteurs de tous les coups d'Etat militaires dans les pays arabes). Même si leur corruption les rend antipathiques à la rue égyptienne, ces officiers restent soucieux de deux priorités nationales (la libre-circulation dans le canal de Suez et la quiétude israélienne). Pour garantir ces priorités, ils se sont, vers 1977, adossés au gouvernement américain qui les en remercie par les aides (parce que ces priorités comptent parmi les siennes) parmi les plus importantes que les USA octroient à des Etats étrangers.
Aujourd'hui, l'armée égyptienne, sous-entendu ses officiers supérieurs qui dirigent le pays, honore toujours son contrat d'amitié avec les USA. Ce faisant, elle sanctuarise le canal et la frontière israélienne, en particulier contre les factions ultranationalistes, ultra-réactionnaires et anti-occidentales du peuple égyptien. Il y va de la souveraineté et même de la survie de l'Etat égyptien.
Néanmoins, comme il est difficile de tenir un Etat contre son peuple et comme la rue égyptienne a toujours su s'émanciper des souverainetés indésirables, les USA et l'armée égyptienne partagent le même souci de rester en place pour contrôler une rue égyptienne considérée comme capricieuse et désormais séditieuse.
Comme les révoltés égyptiens réclament le départ de Moubarak, l'armée égyptienne et les USA aimeraient le leur offrir
pour rester en place.
Moubarak a d'abord souhaité rester, je pense pour des raisons d'honneur viril. Quand les USA ont manifesté leur souhait de le voir partir, l'armée égyptienne se trouve scindée en deux partis que je qualifierai de pro-américain et de pro-Moubarak :
- le parti pro-américain (ainsi que les USA) aimerait que Moubarak parte pour satisfaire les révoltés et que l'armée reste au pouvoir, mais conserve des égards pour Moubarak par amitié et au cas où il resterait au pouvoir ;
- le parti pro-Moubarak aimerait que Moubarak reste par dédain pour les révoltés, mais conserve des égards pour les USA par intérêt commun bien compris, celui des deux Etats et celui de leurs comptes en banque.
Nous en sommes donc au stade où Moubarak propose de partir quand les révoltés seront partis, proposition à l'adresse des USA et du parti pro-américain de l'armée égyptienne.
Pendant ce temps, la rue égyptienne est fortement divisée en plusieurs factions adverses :
1. les libéraux, bourgeois, commerçants et intellectuels aisés, sunnites, plus instruits, ont initié la révolte dans les grandes villes ;
2. ils sont soutenus par les Coptes (20 % de la population), pour les mêmes raisons (instructions, aspirations libérales) mais pas trop par crainte des éléments ultraconservateurs de la société égyptienne qui pourraient les dénoncer comme collaborateurs d'une conspiration "étrangère" ;
3. des éléments de l'extrême droite religieuse soutiennent la révolte par opportunisme politique ;
4. le reste de la société égyptienne, très pauvre, peu éduqué, réactionnaire, conservateur et nationaliste, se partage entre pauvres gens qui râlent contre le régime et ;
5. pauvres gens qui râlent contre la révolte parce qu'ils viennent de perdre leur ressource alimentaire, le tourisme.
A terme, cette foule disparate et antagoniste devrait se disperser d'elle-même, plus d'ailleurs parce qu'elle est en train de réaliser la catastrophe économique qui s'abat sur le pays avec la disparition des touristes et des expatriés que par crainte des bastonnades.
L'armée, ses deux partis pro-américains et pro-Moubarak opposés mais liés, s'adossera sur la population hostile à la révolte pour rester en place.
Une pression américaine devrait l'inviter à libéraliser un peu plus le pays en ouvrant le régime à des opposants politiques.
Cette libéralisation mesurée s'effectuera dans la limite où l'armée égyptienne et ses soutiens internationaux (USA en tête) se sentira capable d'assurer ses deux priorités nationales (sécurité du canal et quiétude israélienne).
En Tunisie, Ben Ali sortait des rangs de la police. Il a largement gâté la police, dont il a démultiplié les effectifs, les moyens et les privilèges pour garantir ses propres abus. Le favoritisme accordé à la police irritait l'armée tunisienne. (C'est là un point commun entre la situation iranienne et tunisienne.) Après quelques jours de confrontation entre la police acquise à Ben Ali et la rue tunisienne, qui initiait une révolution libérale et bourgeoise, l'armée tunisienne a réglé ses comptes avec Ben Ali et la police.
En France, en 1789, je crois me souvenir que c'est l'intervention de soldats étrangers du roi qui a indisposé ses troupes françaises. Dans chaque révolution, le nationalisme est prépondérant. Tout soutien perçu comme étranger délégitimise celui qui le reçoit (ici, l'autorité royale) et indispose le peuple, y compris celui qui est enrôlé dans l'armée.
Les despotes arabes (de Ben Ali à el-Assad en passant par Moubarak) et les insurgés qui les défient ne s'y trompent pas, qui s'accusent mutuellement d'être soutenus par des étrangers.
Dans tous les cas, les révoltes populaires désarmées sont presque immanquablement vouées à échouer en cas de combat. En 1789 ou en Tunisie, des militaires ont transformé la révolte en révolution. En Egypte, cette opportunité reste très maigre :
1. les officiers supérieurs sont convaincus d'avoir raison de rester au pouvoir en s'adossant aux USA pour sauver l'Egypte ;
2. le gros des troupes vient des classes les plus pauvres, c'est-à-dire les plus partagées et les plus enclines ou les plus indifférentes au régime et au statu quo ;
3. le régime a montré qu'il est apte à écraser très rapidement toute mutinerie (par exemple, celle de 17.000 paramilitaires au Caire en février 1986) ;
4. la population égyptienne est désarmée, la détention d'armes étant interdite pour les particuliers.