Le mot qui vient immédiatement à l'esprit à la lecture de cet article est "bon sens". Ce bon sens d'Hubert Védrine est partagé par la majorité des spécialistes et des penseurs géopolitiques : Dominique de Villepin, Roland Dumas, Emmanuel Todd, Pascal Gauchon, Pascal Marchand, Pascal Boniface, Jean-Michel Quatrepoint pour n'en citer que quelques-uns, français. A l'étranger, ce n'est pas plus mal : Kissinger, Robert Parry, John Matlock, Pepe Escobar, Bhadrakumar... En face, la basse-cour médiatique qui caquète autour de BHL (grand spécialiste de géopolitique s'il en est

), CNN, les tabloïds, les journalistes incultes et les feuilles propagandistes. L'éternel combat de la qualité contre la quantité...
De par sa position géographique et son histoire, l'Ukraine devrait être un pont entre Europe et Russie, le centre d'une future intégration euro-asiatique. Une Eurasie en paix, allant de Brest à Vladivostok, commerçant, reliant les principaux marchés mondiaux et les principaux flux énergétiques. Paix, stabilité, prospérité : que demander de plus ? Malheureusement, il y a un pays - un seul ! - qui ne peut accepter cela. Devinez lequel... Pour ce pays, toute intégration eurasiatique est inacceptable. Pour ce pays, tout rapprochement russo-européen est inacceptable. Pour ce pays, il convient, afin de ne pas être marginalisé, de diviser l'Eurasie et d'isoler la Russie pour tenter de conserver une certaine primauté mondiale. Ce pays, loin d'accueillir la chute du Mur avec une joie tranquille et pacifique, a lancé son bras armé (l'OTAN) à la conquête de l'est. Ce pays a dépensé 5 milliards de dollars depuis 2001 pour installer un régime favorable à ses intérêts à Kiev et arracher de force l'Ukraine à la sphère russe ou eurasiatique. Ce pays, qui passe son temps à se mêler de questions énergétiques ne le concernant pas, à 10 000 km de son territoire, tente de garder la main sur les flux énergétiques des autres blocs de la planète afin d'enrayer son déclin international et de "persuader" les Européens que le gaz russe ou iranien n'est pas bon pour eux. Ce pays fait tout ce qu'il peut pour retarder son inévitable déclin, allant jusqu'à soutenir (ou initier ?) un putsch en Ukraine et un gouvernement en partie composé de néo-nazis. Ce pays, qui semble avoir véritablement noyauté tous les niveaux de prise de décision en Europe, a "persuadé" ses "alliés" européens de faire de même.
Le bon sens, ce solide bon sens des Védrine et autres, semble avoir quitté le Vieux continent. Et là, on ne peut s'empêcher de se demander pourquoi. Comment se fait-il que l'Europe en vienne à soutenir l'insoutenable, tournant ainsi le dos à des siècles de tradition humaniste et de raison ? Nous entrons là dans le domaine de l'hypothèse raisonnée. Une Commission européenne noyautée, une construction européenne qui a toujours été voulue par les Etats-Unis pour mieux contrôler l'Europe. Une concentration financière qui fait perdre toute indépendance aux médias (l'argent est un moyen bien plus sûr de tuer la liberté d'expression que toutes les dictatures du monde...) et aux entreprises d'intérêt stratégique (Alstom, GDF et compagnie qui passent ou vont passer, avec la complicité totale de l'Etat français, sous direction américaine). Les écoutes de la NSA peut-être ? Ayant écouté tous les dirigeants politiques, médiatiques ou économiques du monde, et connaissant tous leurs secrets personnels ou professionnels, menaçant de les révéler au grand public si ces mêmes dirigeants n'obéissent pas au doigt et à l'oeil...
Quelles que soient les raisons, on est frappé de l'invraisemblable servilité de l'establishment européen depuis sept ou huit ans. L'américanolâtrie de Sarkozy était légendaire, elle a encore été dépassée par l'insensée servilité de Hollande, élu "président français le plus néo-conservateur de l'histoire" par un think tank néo-con américain. De fait, les pays européens perdent tout semblant d'indépendance et se suicident en direct.
Soupçonné d'abriter Edward Snowden, l'avion du président bolivien est bloqué par les pays européens durant 15 heures, le temps que des policiers vérifient que le héros de la liberté d'expression ne s'y trouve pas. Au-delà de l'affront diplomatique jamais vu, cette affaire est révélatrice du tournant historique qu'ont pris les Européens. Fut un temps, Snowden (ou Assange) aurait été monté au pinacle. Ce temps est révolu, mes amis. L'Europe a trahi sa tradition humaniste et est entrée dans un doux totalitarisme qui ne dit pas son nom. Au lieu de donner le prix Nobel à Snowden, on fouille l'avion du président bolivien et on accueille des bases d'écoute de la NSA. Eh oui, 33 pays dans le monde servent de relais pour les écoutes de la NSA dont, évidemment, la France. Le "pays des droits de l'homme" est devenu le pays du flicage des hommes...
Est-ce le prélude à l'absorption de l'Europe par les Etats-Unis en vue de créer un grand Etat occidental transatlantique avec la complicité active des dirigeants européens ? Cette question, qui aurait paru loufoque il y a seulement quelques années, peut aujourd’hui sérieusement se poser au vu de la soumission absolue de l’establishment européen à la politique américaine. Plusieurs points semblent aller dans ce sens :
- convergence totale de la politique étrangère américaine et européenne,
- projet d’accord de libre-échange transatlantique négocié derrière des portes closes par la Commission de Bruxelles, qui mettra l'économie européenne à la merci des Etats-Unis et imposera définitivement le modèle économique américain sur le Vieux continent.
- transformation du rôle de l’OTAN qui soutient résolument le traité de libre-échange transatlantique ("une OTAN économique" dixit) ou critique véhémentement les organisations écologistes qui s’opposent au gaz de schiste, les accusant de faire le jeu de la Russie (voir le soutien incongru de l'OTAN au gaz de schiste américain ne semble pas avoir interrompu le sommeil de nos journalistes),
- l'UE transformée en porte d'entrée de l'OTAN
- remarquable stabilité du dollar et de l'euro depuis quelques années, prélude à la fusion de ces deux monnaies ?
Dès lors, il n'est guère étonnant de constater que les Européens sont devenus les fidèles porte-paroles de Washington dans la crise libyenne, syrienne ou ukrainienne. Ce faisant, ils ont perdu ce qui faisait leur force : ce rôle de référant relativement neutre vers qui se tournaient nombre de pays ou d'organisations. C'est fini : en montant sur le Titanic américain, l'Europe s'est tirée une balle dans le pied et s'est coupée du reste du monde qui, lui, suit sa propre voie , se rapproche (les BRICS, l'OCS) et continue sa marche vers le sommet (quatre des cinq BRICS - Chine, Inde, Brésil et Russie - seront parmi les six premières économies du monde dans une génération). Triste fin pour le Vieux continent...