On a du mal à savoir ce que pense réellement Poutine, mais je pense qu’il est indispensable de faire la distinction entre sa vision géopolitique à long terme (car lui en a une), sa vision des moyens et possibilités dont il dispose, et ses objectifs de court / moyen terme.
Sans compter qu’évidemment ces deux derniers points ont probablement évolué depuis le 24 février.
Sa vision géopolitique me paraît, au fond, similaire à une certaine vision traditionnelle russe (celle de Staline, de Catherine II, ou de Nicolas Ier dont il a paraît-il le portrait dans son bureau) : d’une part, la Russie est un Empire cerné, menacé et assiégé par des forces hostiles (hier les capitalistes, avant-hier les non-orthodoxes, aujourd’hui les USA et leurs sous-fifres) ; d’autre part, elle a comme vocation d’étendre ses frontières le plus loin possible à l’Ouest et au Sud. D’où la nostalgie affichée de l’Union Soviétique, la réhabilitation de Staline et de la Grande guerre Patriotique, etc. Et d’où la nécessité absolue de maintenir dans un rapport de vassalité l’ensemble des territoires de l’ex-URSS.
(Narduccio fait remarquer à juste titre qu'on ne sait pas si Poutine croit sincèrement à cette vision ou s'il s'y attache pour maîtriser le parti nationaliste qu'il a fortement promu : on aura sans doute du mal à le savoir un jour, mais en termes d'action politique il me semble que cela aboutit à peu près à la même chose.)
Ça c’est la vision globale d’un homme au pouvoir depuis 20 ans et qui compte sans doute y rester encore autant. Et donc, il y a des hauts et des bas, on ne peut pas atteindre tous ces objectifs, voire seulement peu d’entre eux, mais on travaille en permanence dans cette optique. Après tout, en décembre 41, quand la Wehrmacht était en vue de Moscou, on n’aurait pas donné cher de celui qui 4 ans plus tard occuperait la moitié de l’Europe.
D’où la question des moyens et des objectifs de court terme : jusqu’en février dernier, Poutine avait très certainement une conscience aiguë de la faiblesse des moyens russes. En particulier, il a parfaitement compris que la Russie n’a aucune chance contre l’OTAN. Inutile donc d’attaquer frontalement les pays baltes par exemple. Ce n’est pas l’envie qui lui manque, mais il sait qu’il ne peut pas le faire, du moins pour l’instant. En revanche, il a saisi toutes les opportunités possibles pour consolider son pouvoir ou éviter l’avancée de l’Occident dans sa périphérie (Biélorussie, Kazakhstan, Moldavie, Géorgie, Donbass, Crimée…). Le malheur des populations concernées a fait que le modèle de société occidentale est plus séduisant que les perspectives russes et qu’elles ont cherché à s’en détacher. Et en parallèle cela explique aussi toutes ses actions visant à déstabiliser et désunir l’Occident : Trump, le Brexit, les mouvements populistes européens, discussions avec la Turquie, etc. Si un jour cela parvenait à faire éclater l’OTAN, nul doute qu’il chercherait à saisir les opportunités à ses frontières.
Au final, jusqu’ici sa seule erreur (mais elle est de taille) a sans doute été de sous-estimer la difficulté de soumettre l’Ukraine. On ne saura sans doute jamais s’il s’agit d’une complète erreur d’appréciation ou d’une tentative consciente de jouer le « tout pour le tout » avec de forts risques, au vu de la catastrophe que représente (dans cette vision) l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Nul doute en tout cas que l’échec au moins partiel de la tentative devrait remettre en cause ses projets de court terme. Quant à sa vision géopolitique, cela m’étonnerait qu’elle change. Et, plus inquiétant, je doute aussi qu’elle change si Poutine était remplacé.
Il ne faut pas négliger les visions de long terme. Je suis persuadé que Poutine (et ses sbires) en ont une. J'en suis moins sûr concernant la France.
Ces derniers temps, allez savoir pourquoi, je me souviens de plus en plus souvent d'un épisode politique français des années 1995-96. Mitterrand avait suspendu les essais nucléaires dans le Pacifique. Chirac a décidé de les reprendre, au motif que selon les experts il manquait quelques essais pour acquérir suffisamment de données pour faire des simulations numériques et ainsi se passer des tests en réel. Ce qui m'avait frappé à l'époque, c'est que Rocard (pourtant un homme politique responsable et sensé) avait expliqué, en s'opposant à cette reprise des essais, qu'on ne voyait pas quel ennemi de la France pourrait la menacer d'une arme nucléaire dans les 20 ans à venir. C'était il y a 26 ans, et à tout prendre je préfère que Chirac ait à l'époque choisi malgré tout de continuer les essais.
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