Voyage en Corée du Nord d'un journaliste sous couvert d'une course ouverte aux étrangers.
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Marcus présente un exemplaire du Pyongyang Times, l’hebdomadaire anglophone du pays. « Ne l’utilisez pas comme papier d’emballage et si vous devez le ranger, faites-le ainsi », dit-il en prenant soin de plier le journal sans couper la photo de une de l’actuel dirigeant Kim Jong-un. « Sinon, c’est une offense », ajoute-t-il. « Et si une photo est pliée en page intérieure ? » lance une voix. « Bonne question, reprend Marcus, dans ce cas, roulez-le, c’est autorisé. »
[…] En revanche, les livres retiennent l’attention. « Pas de bible, de publications sud-coréennes ni de Lonely Planet », ont prévenu les organisateurs. […] Tous trois exhibent sur leur veste un pin’s représentant Kim-Il-sung et son fils Kim Jong-il, décédé en 2011. « On les porte à partir de 14 ans, précise Mme Chay, car avant on peut les perdre. »
Direction l’hôtel Yanggakdo, une tour de la capitale érigée sur une île de la capitale. Dans l’ascenseur, le bouton du 5e a disparu. C’est l’étage réservé, dit-on, à la sécurité. Un lieu maudit. C’est là que l’étudiant américain Otto Warmbier se serait rendu lors d’un voyage organisé en 2016. Il aurait emprunté l’escalier, puis volé une affiche de propagande. Un faux pas puni de quinze ans de travaux forcés à l’issue d’un procès d’une heure. Le condamné a été rapatrié dix-huit mois plus tard dans le coma avant de succomber. « Ne sortez pas, mais vous pouvez vous promener sur le parking », préviennent les guides. Internet ? Inexistant, comme dans tout le pays. L’envoi d’un message requiert l’autorisation et l’intervention de deux employés de l’établissement.
[…] Des trajets sur des avenues à six voies, le plus souvent désertes. À l’exception des taxis, des autobus et d’antiques Mercedes noires de l’administration, aucun autre véhicule ne circule. Des femmes chargées du trafic se tiennent pourtant aux carrefours, agitant la tête comme des automates. La nuit, elles revêtent un plastron lumineux et clignotent comme des sapins de Noël.
La vie s’organise davantage sur les bas-côtés. Les passants y pédalent ou poussent leur vélo. Et puis, un lieu concentre toute l’activité : les parterres gazonnés. Vieilles dames, mères, enfants, tous binent, arrachent, repiquent et remplissent d’herbes jaunes des pastiques ou des baluchons fixés ensuite au dos. On peint également beaucoup. Les cailloux placés en cercle autour des jeunes pommiers. Et les façades des immeubles colorées en vieux rose ou en vert perroquet. Une mesure récente destinée à égayer la capitale communiste. Sinon, nul chien errant, nul oiseau, nul bourdonnement d’avion et nul panneau publicitaire. Seules des affiches de poings serrés et de missiles pointés vers le ciel jalonnent les rues. Et près de la maison de la culture aux allures de palais, un écran géant diffuse les exploits des soldats durant la guerre de Corée.
Pas davantage de fantaisie dans le métro. À l’intérieur des wagons récupérés auprès de l’ex-Allemagne de l’Est, les passagers s’alignent impassibles, sans portable ni livre entre les mains. […]
En dehors de la ville se dressent les check-points. « On se déplace comme on veut, il suffit de montrer sa pièce d’identité », souligne Mme Chay. Faux, évidemment. Sans permis spécial, le Nord-Coréen ne peut voyager d’une agglomération à une autre.
Les champs, eux, s’étendent au pied de collines pelées. […] Au loin, un homme guide une charrue tirée par un bœuf et des silhouettes fouillent les mottes de terre. « J’ai l’impression de voir les zombies de la série “Walking Dead” », s’étonne Patrick, l’ingénieur canadien. « C’est la Chine il y a quarante ans », ajoute Beckie, une Chinoise de Hongkong.
Mais il est temps d’obéir à une tradition : s’incliner devant deux statues en bronze, celle du « grand » leader, Kim Il-sung, et celle du « cher » leader, Kim Jong-il, au centre de la capitale. […] Nouvelles consignes : « Pas de chewing-gum, ôtez vos lunettes de soleil, fermez vos blousons et alignez-vous », enjoint Mme Chay. […] Des photos ? Oui, mais à condition de prendre l’édifice en entier. Gros plans interdits ! […]
Les sites « touristiques » défilent : le stand de tir, le bowling, régulièrement plongé dans le noir en raison des coupures d’électricité, et un super-marché dont le rayon jouets exige du travail. Les vendeurs sont priés de découper les photos des enfants blancs sur les couvercles des instruments de musique en provenance d’Occident.
[…] « Notre leader tuera les Américains, on n’abandonnera jamais nos armes nucléaires », tonne, le poing en l’air, le guide Kim emballé par tant de propagande.
[…]
Quatre heures plus tard, les gradins sont toujours bondés. Pour une raison simple. Personne n’a le droit de quitter le stade avant la cérémonie de clôture. Engourdis de froid, les fonctionnaires, les employés des usines et les membres du parti convoqués pour l’occasion n’ont pourtant qu’une envie : décamper. Mais ceux qui tentent leur chance se font rabrouer par des civils coiffés d’une casquette avec une étoile rouge. Certains montrent une carte et parviennent néanmoins à filer.
[…] une fonctionnaire […] laisse percer son amertume. « Les gens haut placés ont droit à beaucoup de choses, dit-elle, comme un logement au centre-ville et l’accès aux chaînes chinoises. »
[…] La visite des camps de concentration où croupissent 200 000 prisonniers politiques manquait, il est vrai, au programme…
2018, Le Point 2381, 38-41