Le reportage parle de ressentiment qui nourrirait chaque jour un peu plus l'extrémisme islamique. Pour qui connaît un tantinet la communauté musulmane de l'intérieur, c'est absolument vérifiable et étayé. La question primordiale qu'il convient de poser, afin d'établir un diagnostic sérieux, est: d'où vient se ressentiment ? Car plusieurs thèses ici s'affrontent. On peut légitimement imaginer que celui-ci est alimenté à toutes les sources d'un déclin inexorable que l'on peut dater à partir du XVIIè siècle et l'amoindrissement de l'Empire Ottoman. Amoindrissement qui est la résultante directe de la soudaine accélération de l'Histoire en Occident, du fait des révolutions scientifiques, culturelles, politiques, militaire et plus tardivement industrielle.
Depuis cette révolution de pensée occidentale, ce qu’on réuni sous le vocable des Lumières, le facteur d’échelle s’est modifié de façon vertigineuse, ce qui a achevé de transformer progressivement au cours des derniers siècles la géopolitique au niveau mondial. Or cette révolution découle très directement d’un processus de rationalisation lui-même fonction d’une tendance à la désacralisation des dogmes de l'imaginaire collectif, dans une certaine mesure au relativisme donc, et conjointement à la sécularisation de la société vis à vis de la principale institution religieuse d'alors, l'Eglise.
Ce n’est donc pas tant la nature de la religion islamique qui est à l’origine d’un apparent déclin, même si de nos jours celle-ci a cristallisé tout les archaïsme et les obscurantisme dans un suicidaire réflexe identitaire, car alors on ne pourrait comprendre que cela ne se vérifie en ce qui concerne l’âge d’or du monde musulman qui connaîtra son apogée autour du XIIè siècle. D'ailleurs cette nature étant intrinsèquement commune au trois monothéismes historiques, l’argument qui consiste à incriminer l’un plutôt qu'un autre se trouve être dénué logiquement de fondement.
En revanche que cette révolution occidentale, qui a rejaillit avec force sur une grande partie de la chrétienté autant que sur le judaïsme, puisque celui-ci était porté en son sein depuis plus d’un millénaire, et que le monde musulman s’est refusé de s’accaparer en pêchant sans doute pour partie par orgueil, ou par le fait d’autres contingences historiques à établir ; que cette révolution est créée des distorsions telles qu’il fut rendu bientôt impossible à celui-ci de pouvoir "tenir le rythme" est sans doute déterminant pour comprendre cet amoindrissement et la perte d’influence qui lui est associée. Et donc le fameux ressentiment susmentionné. Et puis, une fois que cette dynamique est initiée, il faut également pouvoir tenir compte de l’impact sur la psycho-sociologie de groupe, à l’échelle de la société musulmane, que cela va irrémédiablement suscité. A savoir un état mental qui va progressivement évoluer, passant d’un premier moment de flottement sur un mode interrogatif, puis de stupéfaction à mesure que le retard devenait prépondérant et irrattrapable, pour recouvrir enfin un réel sentiment de frustration et d’humiliation, comme cela transparait assez nettement de nos jours au sein des rues, pas seulement arabes d'ailleurs.
Il faut bien admettre que vu l’état de véritable décrépitude dans laquelle végète la société arabo-musulmane, elle ne soit guère enviable par ceux-la même qui la peuplent. Que cela soit au niveau tant de la société civile, que de la recherche scientifique, des pouvoirs politiques comme de leurs situations géostratégiques. Comparé à la gloire qui fût la leur autrefois, et conjugué aussi et surtout au fait qu’à longueur de Livre il y est rabâché que les musulmans sont le peuple élu par Dieu, ou à tout le moins "la meilleur des communautés" (dixit le Coran), il ne faut pas être un génie pour comprendre que ces discordances visibles, aveuglantes même, ne joue encore une fois à leur niveau gravement sur leur psycho-sociologie.
Il faut aussi reconnaître qu'il n'y a pas lieu d'être très optimiste pour l'avenir car nous sommes très très loin de voir émerger un courant rationaliste et une avant-garde (ou "élite") intellectuelle, qui serait plutôt partout sous éteignoir sous cette sphère d'influence, permettant d'initier une révolution philosophique, politique, scientifique et culturelle, alors que l'on assiste à une prise d'otage des masses musulmanes par une minorité de fanatiques et d'illuminés qui assoient justement leur prééminence et tirent toute légitimité de leur interprétation littéraliste et fondamentaliste (inhérente à l'école de "pensée" wahhabite qui fonde notamment le salafisme et l'Islam fantasmé des "pieux prédécesseurs") du dogme coranique. Remarquons comme il est navrant de constater la manière dont les plus progressistes et les meilleures volontés parmi la communauté musulmane se font immanquablement clouer le bec, parfois définitivement, face aux interprétations les plus intolérantes et les plus dangereuses au vivre ensemble au sein de sociétés qui se voudraient laïques et sécularisés. Mais tout cela est assez prévisible.
Remarquons également, et c'est tout à fait déterminant, que les classes dirigeantes corrompus et autocratiques des pays arabo-musulmans sont les premiers fondées à ce que subsistent le statut quo actuel, soit un marasme quasi-absolu. On ne sait que trop ce qu'ils ont à redouter d'une trop grande émancipation, morale et intellectuelle, de leurs peuples respectifs. De ce point de vue l'alliance objective à laquelle on assista lors de la décennie de terreur en Algérie tout au long des années 90, entre d'une part le pouvoir tyrannique des généraux algériens et d'autre part la frange la plus violente et fanatisée du mouvement islamique (FIS+GIA), qui fut pour cette dernière en partie instrumentalisée par ces premiers, servait les intérêts de la classe au pouvoir au vue d'assurer, à tout prix, sa conservation.
Maintenant sans être nécessairement optimiste il faut entendre ce que dit par exemple un Emmanuel Todd sur l'évolution (qu'il juge) probable de la société musulmane dans les décennies à venir, notamment avec le développement de l'alphabétisation, qui est concomitante à une tendance à la baisse de la natalité chez les femmes, qui serait assimilable à une transition irrépressible vers la "modernité". Il a écrit il n'y a pas longtemps un bouquin (avec Youssef Courbage) qui pourrait être éclairant sur le sujet et qui se nomme Le Rendez-vous des civilisations. A voir.
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