Paul Ryckier a écrit:
"Il y aurait une seconde raison, pragmatique. Faute de croire qu'elle porterait une vérité ou que cette vérité serait utile, elle utilise ce qu'elle sait de la réalité pour contourner les obstacles (réalités contraires) et y adapter la réussite."
Est-ce que vous pouvez expliquer ce que vous voulez exprimer avec ces pensées? Est-ce que vous voulez faire allusion à la méthode scientifique et l'empirisme?
Vous comprendriez mieux cette raison pragmatique en parcourant l'admirable brouillon d'Antoine de Saint-Exypéry,
Citadelle, traduit en anglais sous le titre de
The wisdom of the sands.
Elle me semble bien résumée dans cet extrait :
Citation:
Je me souviens de ce mécréant qui visita mon père :
« Tu ordonnes que chez toi l’on prie avec des chapelets de treize grains. Qu’importe treize grains, disait-il, le salut n’est-il pas le même si tu en changes le nombre ? »
Et il fit valoir de subtiles raisons pour que les hommes priassent sur des chapelets de douze grains. Moi, enfant, sensible à l’habileté du discours, j’observais mon père, doutant de l’éclat de sa réponse, tant les arguments invoqués m’avaient paru brillants :
« Dis-moi, reprenant l’autre, en quoi pèse plus lourd le chapelet de treize grains…
— Le chapelet de treize grains, répondit mon père, pèse le poids de toutes les têtes qu’en son nom j’ai déjà tranchées… »
Dieu éclaira le mécréant qui se convertit.
Autrement dit, même le cartésien le plus rigoureux peut trouver intérêt à s'incliner devant
"la raison du plus fort" (La Fontaine, je précise pour un interlocuteur anglophone, qui traduisait les fables d'Esope).
Au-delà de la raison donnée au puissant, il existe une efficacité des meneurs d'hommes qui ne relève pas des mêmes compétences cognitives utiles pour un artisan ou un agriculteur, d'après cette catégorisation de l'intelligence faite par Alain (philosophe français) :
Citation:
Il est important de dire que tous les métiers n’instruisent pas de la même manière. Et j’en vois ici trois principaux à distinguer. L’industrie d’artisan, d’abord, qui, parce qu’elle procède par essais et retouches, en éliminant toujours les circonstances accessoires, arrive bientôt à des lois empiriques véritables et à l’idée déterministe. L’agriculture, plus tâtonnante, plus prudente, parce qu’elle ne peut agir sur les causes principales, pluie, neige, grêle, gelée ; ainsi l’espérance de l’agriculteur est autre chose que l’espérance de l’artisan ; il s’y mêle plus d’attente et plus de prière peut-être ; de là une religion plus fataliste, et plus poétique aussi, qui cherche ses signes dans le ciel. Le troisième groupe de métiers est celui des dresseurs d’animaux, chien, cheval, bœuf, éléphant, auxquels je joindrais, sans intention ironique, le métier de chef, d’avocat, de juge, car la persuasion et le dressage se ressemblent assez ; et l’éducateur, surtout des jeunes enfants, voudra sa place aussi dans ce groupe-là. Ici les procédés vont à l’aveugle, et l’esprit est déconcerté par la variété des natures ; et toujours les effets et les causes sont profondément cachés ; mais aussi un procédé devient souvent bon par l’obstination seule, par exemple un certain mot. Ici de fortifie sans doute, par les différences, les surprises, les caprices et les succès bien frappant aussi, une pensée proprement fétichiste et une magie, par la puissance de l’imitation, des signes et des paroles.
On peut dire que c’est toujours dans ses propres œuvres que l’esprit a dû lire ses premières vérités et ses premières erreurs, l’agriculteur remarquant mieux la marche des corps célestes et le retour des saisons, l’artisan découvrant des relations plus précises, surtout géométriques et mécaniques, mais qui limitent trop l’esprit peut-être. Et enfin le dresseur de bêtes devient audacieux par le succès, jusqu’à tenir ferme ensemble, par jugement ou par volonté comme on voudra dire, des termes tout à fait étranger les uns aux autres, comme ces chasseurs sauvages qui ne veulent point que l’on nomme, même à voix basse, l’animal que l’on poursuit. Et je tiens que ces erreurs des mages, intrépidement soutenues, montrent mieux la véritable puissance de l’esprit que ne le font les clairs et sûrs procédés des artisans. Car c’est ainsi que l’on pense, je dis même utilement, en jetant des ponts sur des abîmes.
Alain, Propos de littérature
Ici, l'intelligence cartésienne aiderait l'artisan ; l'intelligence pragmatique serait utile au meneur d'hommes et la superstition suivie assisterait l'agriculteur.
La supériorité de l'intelligence pragmatique qui défie parfois la raison pure est que la raison pure est logique et soumise à la logique du langage, que Platon a habilement torturée dans ses textes et que le narrateur de Saint-Exupéry démonte ainsi dans Citadelle :
Citation:
Ayant bien découvert qu’il n’est rien qui soit faux pour la simple raison qu’il n’est rien qui soit vrai (et qu’est vrai tout ce qui devient comme est vrai l’arbre), ayant écouté avec patience dans le silence de mon amour les balbutiements, les cris de colère, les rires et les plaintes de mon peuple. Ayant dans ma jeunesse, quand on résistait aux arguments par lesquels je cherchais non à bâtir mais à habiller ma pensée, abandonné la lutte faute de langage efficace contre un avocat meilleur que moi, mais sans jamais renoncer à ma permanence, sachant que ce qu’il me démontrait, c’était simplement que je m’exprimais mal et usant plus tard d’armes plus fortes, car il en est indéfiniment, comme d’une source, s’il est en toi caution véritable. Ayant une fois renoncé à entendre le sens incohérent des paroles confuses des hommes, me parut plus fertile que tout simplement ils essayassent de m’entendre, préférant simplement me laisser épanouir comme l’arbre à partir de sa graine jusqu’à l’achèvement des racines, du tronc et des branches, car alors il n’est plus à discuter puisque l’arbre est – et il plus non plus à choisir entre cet arbre-là et un autre puisque seul il accorde un feuillage assez vaste pour abriter.
Et me venait la certitude que les obscurités de mon style comme la contradiction de mes énoncés n’étaient point conséquences d’une caution incertaine ou contradictoire ou confuse, mais d’un mauvais travail dans l’usage des mots car ne pouvait être ni confuse, ni contradictoire ni incertaine une attitude intérieure, une direction, un poids, une pente qui n’avait pas à se justifier puisque étant, tout simplement, comme est, dans le sculpteur quand il pétrit sa glaise, un certain besoin qui n’a encore point de forme mais il deviendra visage dans la glaise qu’il pétrira.
[...]
C’est alors que m’apparut dans son évidence la folie sanguinaire des idées, et j’adressai à Dieu cette prière :
« As-tu donc été fou de les faire croire en leur pauvre balbutiement ? Qui leur enseignera non un langage, mais comment se servir d’un langage ! Car de cette affreuse promiscuité des mots, dans un vent de paroles, ils ont tiré l’urgence des tortures. De mots maladroits, incohérents ou inefficaces, des engins de torture efficaces sont nés. »
[...]
« Seigneur, je sais que toute aspiration est belle. Celle de la liberté et celle de la discipline. Celle du pain pour les enfants et celle du sacrifice du pain. Celle de la science qui examine et celle du respect qui accepte et fonde. Celle des hiérarchies qui divinisent et celle du partage qui distribue. Celle du temps qui permet la méditation et celle du travail qui remplit le temps. Celle de l’amour par l’esprit qui châtie la chair et grandit l’homme, et celle de la pitié qui panse la chair. Celle de l’avenir à construire et celle du passé à sauver. Celle de la guerre qui plante les graines, et celle de la paix qui les récolte.
« Mais je sais aussi que ce litiges ne sont que litiges de langage et que chaque fois que l’homme s’élève, il les observe d’un peu plus haut. Et les litiges ne sont plus.
[...]
Moi qui sais bien, Seigneur, que la sagesse ce n’est point réponse, mais guérison des vicissitudes du langage […].
La Fontaine, encore lui, résumait cette puissante ambiguïté du langage et de ses abus dans cette anecdote sur la vie d'Esope :
Citation:
Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces : l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le choix de ce mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? Eh ! qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit des villes et on les police ; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées ; on s’acquitte du premier de tous les devoirs qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi, et je veux diversifier.
Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde. C’est la mère de tous les débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance.
La Fontaine, La vie d’Ésope
Enfin, il me semble que Wittgenstein avait pourfendue cette prétendue supériorité de la logique du langage qui tourne souvent nos philosophies en thèses fumeuses et inutiles.
Dans Citadelle, le narrateur explique encore que les poètes et des créateurs sont à la fois plus utiles et efficaces que les penseurs cartésiens lorsqu'ils parviennent à surmonter les incohérences et les contradictions abandonnées par la raison pure.
Paul Ryckier a écrit:
Sous le nr. 6: la Chine...
Je comprends le sens de la phrase et ce n'est pas si important, mais qu'est-ce que vous voulez dire avec le mot: expansion "puslatile"... je ne trouve pas le mot dans un dictionaire, ni à l'internet.
Je n'ai pas trouvé de terme plus heureux. Expansion pulsatile dans le sens où leur civilisation s'étend, régresse, s'étend plus loin encore, régresse, s'étend plus encore plus loin et ainsi de plus en plus loin après chaque rétractation.
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