Geopolis a écrit:
Je retourne à mon Taleb (Le Cygne Noir. La puissance de l’imprévisible, 2007) et ses analystes pronostiqueurs escrocs malgré eux. Il rengorge d'anecdotes très amusantes, parmi lesquels celle de l'inculte de Brooklyn qui retombe toujours mieux que le grand analyste formé dans les meilleures écoles (et pourquoi il prévoit mieux qu'eux), ou encore l'exemple du glaçon qui se transforme en eau, démontrant que si on peut globalement se souvenir d'un passé et anticiper un futur proches, on ne peut pas modéliser précisément le passé - alors le futur... Taleb qui avait publié en août 2001 qu'un avion terroriste pourrait très bien atterrir dans un bureau à New York ou, dans son essai de 2007, qu'on était probablement à la veille d'un nouveau crash financier (après celui de 1987, que toute les modélisations savantes écartaient) parce que les statisticiens repêchaient encore et toujours par excès de confiance dans leurs analyses mathématiques. Ces scénarios lui valent une attention superstitieuse des pronostiqueurs, lui s'en amuse, sachant qu'il ne sait rien de l'avenir, sinon son imprévisibilité.
J'avoue que cette description est alléchante.
je crois que la corporation qui se méfie le plus des cygnes noirs est celle des militaires. Ils en ont tant vu ! Ils savent donc que "demain est masqué" et se soucient davantage d'avoir l'organisation et les matériels les plus compliants, plutôt que de préparer avec une rigueur parfaite la guerre précédente.
Tiens, une anecdote : il y a quelques années, l'US Navy s'est préoccupée de vérifier avec certitude qu'elle pourrait maîtriser un affrontement dans les eaux du golfe Persique, le perturbateur imaginé étant l'Iran, sans que trop de pétroliers se fassent exploser dans la bagarre.
D'où une simulation de bataille sur ordinateur, un amiral et son état-major dirigeant chaque camp. Après plusieurs jours de travail, le camp bleu semblait devoir l'emporter largement, lorsque l'amiral commandant le camp rouge (l'ennemi, traditionnellement) monta une attaque surprise massive dont le gros des forces était un nuée de vedettes lance-torpilles, et surtout de hors-bords suicide bourrés d'explosifs. Il laissa sur le carreau 2 porte-avions géants et une flopée d'escorteurs, y compris un croiseur de type Aegis, dont les capacités défensives automatisées sont pourtant très impressionnantes.
Après analyse et debriefing, son offensive fut jugée non réaliste. ("ils n'ont pas tant de hors-bords, nous aurions détecté les préparatifs...) Les ronds de cuir n'aiment pas les cygnes noirs, même simulés.
Cela dit, votre Taleb joue sur du velours. Depuis que la science existe, les économistes sont ceux qui se sont toujours constamment trompés, avec un enthousiasme qui fait peur à voir.
Méfiant envers les théories absolues, Keynes disait :"Je préfère avoir vaguement raison, que tort avec la plus grande rigueur." (de fait les économistes qui attendaient que la "main invisible du marché" mette fin à la crise de 29 étaient aussi péremptoires que dangereux.)
Les économistes ont deux excuses : d'abord l'objet d'étude de leur science évolue constamment. En 20 ans, l'explosion d'Internet, par exemple, a complètement modifié, entre autres, les conditions pratiques de l'exercice de l'offre et de la demande.
(Par exemple - c'est un phénomène intéressant, je le commente pour le plaisir - on a dû théoriser " l'effet de longue traîne", qui permet d'offrir à la vente des dizaines de milliers de références, dont une bonne partie ne sera vendue qu'à un ou deux exemplaires - et peu importe dans quel entrepôt perdu elles sont stockées, c'est la rareté, pas le délai, qui fait la vente. Hors cette "longue traîne" peut à la fois constituer un facteur d'intérêt pour la clientèle - donc une source d'attractivité - et un chiffre d'affaire très réel. Facteur de compétitivité, donc.
Il va de soi que ce phénomène a été exploité par des directeurs commerciaux bien avant que des économistes ne le remarquent et le théorisent.
Evidemment, aucun magasin physique ne peut présenter autant de références dans ses rayons, et donc ces ventes potentielles étaient jusqu'alors à peu près considérées comme perdues, sauf à mobiliser un vendeur pendant deux heures : on était dans la catégorie E, "le cimetière", du classement ABC des ventes. - Le "cimetière" est également une zone bien connue des managers d'entrepôts : c'est la zone des 5 à 10% de produits qui représentent 0,1% des mouvements de picking. Celle qui coûte toujours trop à stocker et gérer, parce qu'elle ne rapporte rien.)
Internet est donc un "diable dans la boite" pour les économistes, mais il y en a d'autres. (Considérez seulement l'incidence économique - ou pas - des facteurs de réduction du pétrole dont nous discutons sur ce fil : on peut parfaitement imaginer un "cygne noir" climatique ou écologique qui provoque demain matin une désaffection - même simplement tendancielle - sur le marché pétrolier, avec des conséquences incalculables. Voyez Fukushima, dans le nucléaire...)
Deuxième cause systémique d'erreurs : l'épouvantable promiscuité entre les économistes et le monde de la finance - voire des médias - qui réclame des oracles, des prophètes, et qui veut les adorer, mise en lumière intellectuelle à laquelle il est difficile de résister. Vous aurez forcément remarqué que chaque grande crise financière a pourtant été annoncée par un ou plusieurs économistes, étanches à ce phénomène et qui avaient su garder la tête froide.
En revanche on n'a jamais vu les financiers brûler un prophète : les économistes sont remarquables lorsqu'il s'agit d'analyser pourquoi une crise s'est produite. Un peu comme les historiens, mais ce n'est pas ce qu'on attendrait spontanément de la science économique.
Donc je trouve que flinguer les économistes, c'est un peu tirer sur l'ambulance la plus poussive du monde scientifique.