Duc de Raguse a écrit:
D'une certaine manière, on pourrait comprendre qu'il se suiciderait en quelque sorte. Dans quel but ?
Que ce soit une volonté réelle ou un effet collatéral, je pense qu'il y aurait beaucoup à dire.
Néanmoins, par essence, le néo libéralisme nie l'existence même de la société qu'il ne voit que sous la forme d'une juxtaposition d'intérêts privés et des interactions entre eux.
C'est le point de vue d'une M Tatcher, de beaucoup d'idéologues et élus américains (après, il aurait énormément de nuances à apporter: Etat et société sont-ils confondus?), et d'un E Macron. Dans ce cadre, s'il n'y a pas de société, le pauvre l'est par sa faute, parce qu'il n'a pas pu faire fructifier ses intérêts (encore faut-il qu'il en ait à la base et qu'il ne soit pas de facto au service de ceux de quelqu'un d'autre... d'où le fait qu'il y a bien une société d'ailleurs, et que celle-ci a besoin d'être régulée pour être autre chose que la loi du plus fort... chose à laquelle le libéralisme et plus encore le néo libéralisme, comme leurs noms l'indiquent, s'opposent).
En outre, une société composée de masses jamais imaginées auparavant mais où le mot d'ordre est "be yourself" (sous entendu, ne pas supporter que la société vienne entraver ou orienter un "moi" fantasmé qui rejoint la vision néo libérale de ladite société) est une société qui en plus d'être assez bipolaire (puisque les individus n'ont jamais été à ce point "anonymisés" malgré cette injonction à être soi-même. Ils ne sont que des chiffres, des données statistiques sans individualité dans un immense rouage bureaucratique qui tente de faire vivre ces masses de façon à peu près cohérente. Il y a une dichotomie nette entre l'idéologie et les réalités et contingences matérielles... d'où aussi peut-être le malaise), convient parfaitement à son rôle dans l'ordre mondial: celui d'être les consommateurs des innombrables produits nécessaires à un monde basé sur une idée de croissance perpétuelle.
Et des millions d'individus isolés et centrés sur eux-mêmes sont bien moins efficients à porter leurs revendications sociales et politiques sur la place publique et à faire valoir leurs droits, et également à se faire représenter dans nos modèles politiques. C'est le dernier avatar du principe vieux comme la civilisation "diviser pour mieux régner". Le système néo libéral n'a donc aucun problème à supprimer la société (ou plutôt à en faire quelque chose de creux, de mécanique, de purement bureaucratique), c'est même son postulat de départ: la société ne serait que la résultante d'un ordre, d'un équilibre, entre ces fameux intérêts privés, pas une chose en soit.
Et cette valorisation extrême d'une individualité fantasmée (qui peut être d'ailleurs mortifère pour l'individu! On a jamais tant voulu correspondre à des canons, il y a là un paradoxe majeur: on nous enjoint à "être nous-même" mais en portant un conformisme exacerbé par les technologies de communications modernes comme jamais) dans une société où l'individu est pourtant perdu dans une masse énorme, et surtout reçoit en permanence des injonctions de ce qu'il doit penser, ce qu'il doit faire, comment il doit être, mène logiquement au développement de thèses dites "complotistes", et à des sphères idéologiques qui se posent comme alternative brutale et sans concession de ce modèle. Ne serait-ce que parce que dans cette société de personnes "qui doivent être elles-mêmes", et bien la pensée de n'importe qui acquiert autant de valeur qu'une autre. Le fantasme devient la réalité. La croyance devient l'évidence.
Pourtant la réalité factuelle, elle, est bien là (et la seule forme de pensée qui se préoccupe de cette réalité factuelle, c'est la science... ce qui ne veut pas dire qu'il ne nous faut pas des rêveurs et des artistes, loin de là... d'ailleurs la science nous montre que la "réalité factuelle", ou en tous cas le peu que l'on arrive à percevoir, est souvent bien plus perchée que nos rêves et nos fantasmes les plus extravagants), et ce phénomène risque de nous mener à des conséquences inquiétantes sur le long terme.
Et il n'y a rien de nouveau à cela. Par les inégalités que la société néo libérale moderne porte en elle par essence, elle crée une colère, qui se transforme en bouffées de violence et de haine qu'elle régurgite périodiquement... les idéologies totalitaires modernes, et les conflits mondiaux qu'elles provoquent, sont une conséquence de cette forme de société, non son opposé. C'est en tout cas comme cela que je l'analyse (et les populismes d'aujourd'hui participe pour moi du même phénomène que des idéologies comme le fascisme, le nazisme ou les idéologies totalitaro-communistes et leurs conséquences... ce sont nos sociétés libérales capitalistes qui portent en elle cette violence).