Ce sujet vient de repasser au premier plan dans les medias américains (enfin, certains) suite à une décision politique récente du président Obama. C'est avec Guantanamo une des "patates chaudes" repassées par l'administration Bush pour lesquelles il n'y a pas de "bonnes" solutions: quoiqu'il fasse, Obama aura tort.
Après avoir limogé le général McKiernan après un an de service (ce qui est inhabituel), BO a nommé pour le remplacer au poste de commandant des forces armées US en Afghanistan le général Stanley McChrystal, spécialiste des Special Operations, capacité dans laquelle il a opéré pendant plusieurs années en Irak et en Afghanistan (voir le fil "la guerre en Afghanistan est-elle en train d'être perdue" à ce sujet). Nommer un praticien chevronné des Special Ops pour commander les troupes US dans ce pays est une décision inhabituelle et inquiétante: pratiquement tous les Etats emploient des équipes de spécialistes des coups tordus, des hommes entraînés pour être prêts à tout, capables de tout, formés psychologiquement et physiquement à atteindre leur objectif par tous les moyens, y compris le meurtre. C'est déjà limite pour une démocratie d'employer des Special Ops, mais admettons par hypothèse l'argument habituel qu'il en faut pour faire face à des situations spéciales. Admettons. Mais en nommer un au poste de commandant en chef des troupes régulières des forces américaines engagées dans les opérations de l'OTAN? McChrystal est un homme qui a été accusé d'avoir pratiqué la torture par des officiers ayant servi sous ses ordres--ce n'est pas courant et ça peut coûter cher de dénoncer ses chefs dans l'armée. Les "death squads" formés sous son contrôle et opérant sous ses ordres ont très probablement tué des centaines d'hommes. L'avoir nommé comme commandant en chef, c'est un peu comme si Sarkozy avait nommé le général Aussaresse (s'il avait encore l'âge) pour commander les troupes françaises en Afghanistan. Les hommes des Special Ops sont tout de même des sortes de hors-la-loi professionnels. Il est risqué pour toutes sortes de raison de placer de tels individus aux commandes, alors qu'il ne devraient être que des exécutants, de plus étroitement contrôlés, car de par leur entraînement, ils ont une tendance naturelle à s'affranchir de toutes les règles. Et qu'en penseront les Afghans lorsqu'ils sauront que les troupes US dans leur pays sont commandées par une sorte de chef de bande, un exécuteur de basses oeuvres? Si Obama pensait que McKiernan n'était pas le bon homme pour le job, pourquoi n'avoir pas confié cette responsabilité cruciale à un autre général de l'armée "régulière"? Deuxième grave compromission de BO: le journal britannique Telegraph vient de révéler que 44 photos montrant des actes de torture, en particulier de torture sexuelle, sont en la possession du gouvernement américain. Ces actes ont eu lieu dans des "centres d'interrogation" situés hors du territoire américain. Ils ne se sont pas produits à Abu Ghraib, où des photos publiés par la presse avaient déjà révélé que des soldats de l'armée américaine avaient utilisé des méthodes d'interrogation relevant de la torture sur leurs prisonniers. Ces photos montreraient le viol d'une prisonnière par un soldat américain et le viol d'un prisonnier de sexe masculin par un traducteur. Or Obama, qui avait initialement donné son accord pour leur publication, vient de faire volte-face et refuse maintenant qu'elles soient diffusées, sous l'argument que les rendre publiques mettrait en danger l'armée américaine et porterait gravement atteinte à son image. Ces photos étant "pires que celles d'Abu Ghraib", le président craint que les soldats US soient encore plus haïs par les populations afghanes, et donc subissent des attaques plus nombreuses et plus féroces. Certes, c'est tout à fait possible mais d'autre part, quel message cela envoie-t'il en direction de l'armée et des medias? Que tout soldat qui a eu à connaître d'actes de torture commis par son camp doit se taire, parce que parler serait mettre en danger ses camarades? Ou à la rigueur qu'il doit en avertir ses supérieurs tout en gardant un silence absolu, de façon à ce que rien ne transpire dans les medias et que les citoyens américains restent dans l'ignorance? Que les journalistes doivent s'autocensurer sur ces pratiques parce que ce serait jouer avec la vie des soldats américains? La réponse de l'administration Bush aux accusations de torture documentées par de multiples photos à Abu Ghraib était que ces actes étaient des bavures individuelles commises par quelques individus isolés, quelques "bad apples" (brebis galeuses). La version officielle était que ces actes avaient été commis malgré les régulations en vigueur et non à cause d'elles. Cette version est de plus en plus douteuse; sur la base des documents encore incomplets dont on dispose et selon plusieurs journalistes qui ont investigué la question, il semble bien que la torture ait été systémique et pratiquée dans de nombreux centres d'interrogation. Et elle a été systémique parce qu'elle "vient d'en haut" ("comes from the top"), de l'administration Bush elle-même qui l'a autorisée, donc couvert les exécutants, et prescrit les méthodes acceptables, y compris l'utilisation d'humiliations à caractère sexuel dans les procédures d'interrogation: le Defense Authorization Act de 2007 inclut spécifiquement certains types d'abus sexuels dans ces procédures, en particulier la nudité forcée. D'autre part, l'administration Obama a déclassifié en avril quatre memos d'une série écrite de 2002 à 2007; ceux qui ont été déclassifiés datent de 2005 et ont été rédigés par les avocats Steven Bradbury (pour trois d'entre eux) et John Yoo et Jay Baybee (pour le quatrième) travaillant pour l'OLC (Office of Legal Counsel) du Département de la justice. Ces memos, qui sont maintenant connus dans les medias américains sous le nom de "torture memos", justifient l'utilisation de la torture et donnent à la CIA l'autorisation légale de recourir à certaines méthodes dites "enhanced interrogation techniques" (quelque chose comme "techniques d'interrogation poussée/renforcée"). Ils concluent par l'assurance que les méthodes coercitives mises en oeuvre par la CIA n'ont été "ni cruelles, ni inhumaines ni dégradantes au regard de la loi internationale". Le memo de John Yoo est particulièrement spécieux: comme les Etats-Unis ont signé les conventions des Nations-Unies prohibant l'usage de la torture, et que la torture y est définie comme "the infliction of severe pain", cet avocat (qui enseigne maintenant le droit à l'université de Berkeley) donne une définition très personnelle et restrictive de l'expression "severe pain" (douleur sévère): pour lui, ne peuvent être considéré comme une douleur sévère que les actes pouvant entraîner la mort, l'arrêt de fonctionnement d'un organe et l'incapacitation grave et permanente d'une fonction corporelle. Ces memos développent aussi toute une argumentation casuistique posant que le président des Etats Unis, s'il agit en tant que commandant suprême des armées et dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, n'est pas tenu légalement de respecter la Constitution. Enfin, il y est précisé quelles sont les méthodes que la CIA peut légalement utiliser: pousser un détenu contre un mur, le gifler, l'enfermer dans un espace très réduit, le forcer à garder des "positions de stress", le priver de sommeil, l'enfermer dans un espace réduit avec un insecte(!!!); est autorisé aussi le "waterboarding", cette technique de noyade simulée en versant de l'eau sur le visage du détenu. En fait, comble de la schizophrénie, certaines des méthodes préconisées dans ces memos ont été autrefois dénoncées et poursuivies en justice par le gouvernement américain comme crimes de guerre. La commission d'enquête instituée par l'administration Obama pour étudier ce dossier a conclu que les agents de la CIA qui ont suivi les avis de ces memos ne seraient pas poursuivis en justice. Elle a également conclu que les légistes du très respecté Office of Legal Counsel qui avaient donné ces avis avaient fait preuve de mauvais jugement et commis une faute professionnelle mais qu'ils ne feraient pas non plus l'objet d'une procédure judiciaire; par contre, il est recommandé qu'ils fassent l'objet de sanctions d'ordre professionnel, réprimande ou radiation du barreau.
Enfin, Obama a déclaré qu'il fallait "look forward, not prosecute" (regarder en avant, et non faire un procès), Le républicain (relativement modéré) James Baker a prié le président de ne pas "criminalize our policies differences". Cheney a regretté que l'administration Obama n'ait pas rendu publics certains memos qui, d'après lui, montraient que les méthodes d' "enhanced interrogation"ont permis d'obtenir des informations vitales concernant des activités terroristes. Par ailleurs, en vertu de la loi dite "Freedom of Information Act", l'ACLU (American Civil Liberties Union) a obtenu communication d'un certain nombre de documents (memos, lettres, emails, rapports d'autopsie etc.) échangés par Rumsfeld avec ses collaborateurs et d'autres membres de l'administration Bush; l'ex-Secrétaire d'Etat à la Défense y discuterait en détail des méthodes de torture et d'humiliation sexuelle. Dans son livre "The Torture Administration", l'avocat de l'ACLU, Jameel Jeffer, affirme sur la base des documents dont il a pu avoir connaissance que des méthodes et procédures d'interrogatoire de prisonniers incluant des actes de torture et d'humiliations sexuelles auraient été discutées au plus haut niveau, c'est-à-dire entre Bush, Cheney, Rumsfeld et Condi Rice.
BO a interdit le recours à ces méthodes d' "enhanced interrogation" par décret présidentiel signé durant la première semaine suivant son inauguration; les seules méthodes désormais autorisées sont celles du "Army Field Manual" conformes aux conventions de l'ONU. Tout serait ainsi réglé, et il faudrait maintenant regarder vers l'avant. Mais peut-on vraiment "regarder vers l'avant" tant que l'abcès ne sera pas vidé et l'essentiel des memos déclassifiés? Certains journalistes progressistes soulignent l'incohérence qu'il y a à condamner la torture mais à refuser de condamner les tortureurs. "We don't need revenge, we need truth" ("nous ne voulons pas la vengeance, nous voulons la vérité", écrit le journaliste Gary Kamyia, du site Salon, dont j'ai extrait quelques-unes des informations pour ce post. De plus ils soulignent l'hypocrisie qui préside au règlement démocrate de ce problème républicain: on ferme Guantanamo, mais c'est pour se débarrasser de nombreux prisonniers en les renvoyant dans leur pays d'origine, où ils vont être détenus dans des conditions bien plus dures (cette pratique a été baptisée "rendition" par les medias). Des journalistes dans les deux camps rappellent que ces techniques d'interrogation poussée étaient utilisées par les Américains en présence ou à proximité d'un docteur, ce qui ne sera pas le cas pour des prisonniers transférés dans des prisons pakistanaises.
Que doit faire Barack Obama? Une des raisons pour laquelle il s'oppose à la publication de ces photos et des memos est que cette publication mettrait vraisemblablement en cause le nouveau commandant en chef des forces US qu'il vient de nommer en Afghanistan. Et l'opinion publique américaine est partagée sur la question de la torture: un sondage ABC News/Wasgington Post révèle que si 49% des Américains y sont opposés absolument, 48% disent qu'elle peut être acceptable dans certains cas. Obama doit commencer à réaliser que, si c'est difficile et fatigant de faire campagne, c'est un pique-nique sur la plage en comparaison de l'exercice de la magistrature suprême.
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