Jean-Marc Labat a écrit:
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Damned. Je recopie ci-dessous la première partie (sur 4) de l'article, qui est celle qui m'a le plus surpris .
"L'Europe s'est enfermée dans un récit stérile opposant les Etats « frugaux » et les Etats « laxistes ». Ce récit est historiquement faux et politiquement mortifère. Pour en sortir, il faut revenir aux valeurs communes du projet européen. La violence de la crise actuelle impose une vision renouvelée qui, paradoxalement, ouvre la voie à l'Europe politique.
PARTIE 1. EUROPE DES CIGALES, EUROPE DES FOURMIS ?
En mars dernier, aux prémices de la crise sanitaire en Europe, le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra a suggéré qu'il serait nécessaire « d'enquêter sur les pays comme l'Espagne, qui disent ne pas avoir de marge budgétaire pour faire face à la crise provoquée par le coronavirus, et ce alors même que la zone euro a cru pendant sept ans sans interruption ».
Ce discours très décevant pose mal la question du futur de la zone euro. Le débat sur la mutualisation des dettes dans la zone n'est pas nouveau et a empoisonné une bonne partie des relations entre les pays de l'Union européenne (UE) depuis des années. Avec les besoins de financement nés de la crise sanitaire, ce débat a rebondi avec vigueur.
Les acteurs sont bien connus. D'un côté les Etats qui sont favorables à ce que l'Union utilise sa capacité d'endettement pour financer son développement et les transferts nécessaires à sa stabilité ; on trouve dans ce groupe surtout des pays du Sud, mais aussi l'Irlande, le Luxembourg ou la Belgique. De l'autre, les pays dits « hanséatiques » (Pays-Bas, Suède, Danemark, Finlande). Au milieu, la France et l'Allemagne. La France plutôt proche du premier groupe et l'Allemagne du second. Les uns en appellent à la solidarité au sein de l'Union, les autres déclarent qu'ils ne veulent pas payer pour les dettes de pays prétendus peu rigoureux.
Pourtant, il n'est pas sûr que les peuples laxistes soient ceux que l'on cite le plus souvent. Prenons l'exemple de l'Italie. On passe trop souvent sous silence les efforts considérables consentis par les gouvernements italiens successifs depuis les années 1990 pour alléger une dette publique héritée des années 1980. Entre 1995 et 2019, l'Italie enregistre chaque année un excédent primaire, à l'exception de 2009. Autrement dit, chaque année, les recettes publiques étaient supérieures aux dépenses, en excluant le paiement des intérêts de la dette. Sur la même période l'Allemagne enregistre des déficits primaires en 1995-1996, 2001-2005 et 2009-2010. Même en 2012-2013, en pleine crise de l'euro, le gouvernement de Mario Monti atteint un excédent primaire de 2 % du PIB alors même que, comme il l'explique lui-même , cette austérité « détruisait en réalité la demande intérieure », aggravant la crise.
L'Italie n'était pas seulement frugale. Elle a également enclenché une libéralisation précoce de son marché du travail. La part des travailleurs à temps partiel dans la force de travail italienne passe de 10 % en 1993 à 18 % en 2018, contre 22 % en Allemagne la même année. Supérieur aux protections françaises au milieu des années 1990, le niveau de régulation du marché du travail est aujourd'hui plus proche du régime allemand selon l'OCDE. En somme, contrairement à ce que l'on dit souvent, l'Italie s'est montrée « bonne élève ».
Et les autres ?
Qu'en est-il des autres ? C'est le rapport de la dette publique au PIB qui sert le plus souvent d'indicateur. On le sait, celui-ci est beaucoup moins élevé dans les pays dits « frugaux » (49 % du PIB aux Pays Bas, 33 % au Danemark en 2019) que dans les pays prétendus « laxistes » (Italie 133 %, Espagne 96 %). Et c'est sur cette base que les peuples du Sud de l'Europe (comme d'ailleurs, les Français ou les Belges) sont traités d'irresponsables. Mais la dette publique ne saurait suffire à caractériser le comportement plus ou moins prodigue d'un peuple. La dette des ménages, qu'ils contractent pour eux-mêmes, ne peut être laissée de côté.
Ce que nous montre ce graphique (voir ci-dessous), c'est que la dette des ménages est proportionnellement beaucoup plus élevée dans les pays qui se disent frugaux que dans les pays vus comme laxistes. Or ce qui compte, ce n'est pas le caractère privé ou public de la dépense. C'est là un choix politique que chaque peuple peut faire souverainement. Ce qui compte c'est de savoir de combien on s'endette (de façon privée ou en passant par l'Etat) pour dépenser plus que l'on ne produit.
Dans ces conditions, les cigales et les fourmis ne sont pas toujours là où on croit. Les ménages des pays dits « hanséatiques » (violet) ont une tendance à dépenser plus que leur revenu bien plus forte que ceux des pays du Sud (noir). Mieux encore, dans chacun des pays hanséatiques, les ménages sont moins économes que les ménages italiens qui leur servent souvent d'exemple d'intempérance.
Et cela ne s'arrête pas là. La somme des ratios des dettes des ménages et de la dette publique pour la moyenne des quatre pays hanséatiques s'établit au-dessus de 260 % contre 220 pour les quatre autres pays analysés (315 pour le Danemark, 290 pour les Pays-Bas et 220 pour l'Italie).
Il ne s'agit pas ici de faire une comptabilité exhaustive des dettes d'un pays pour en analyser la vulnérabilité. Il s'agit de comparer des comportements. D'Aristote à Montesquieu, nombreux sont ceux qui ont voulu décrire la nonchalance des pays du Sud et affirmer la vertu de ceux qui vivent plus au Nord. Mille fois répétée cette antienne a fini par faire loi et empoisonne notre vie communautaire. Les chiffres sont sans appel : du point de vue des comportements, il n'y a aucun doute. Les plus vertueux ne sont pas ceux que l'on croit. Et il en est de même des risques de surendettement dont la crise des « subprimes » a montré la dangerosité. Ici encore si risques il y a, ils ne sont pas seulement dans les pays que l'on fustige souvent."