Je reviens sur le déni d'échec avec cette description du peuple sicilien par Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, dans
Le Guépard :
Citation:
« Vous êtes un gentilhomme, Chevalley, et j’estime que c’est une chance de vous avoir connu ; vous avez raison en tout ; vous vous êtes trompés seulement quand vous avez dit : “Les Siciliens voudront être meilleurs.” Je vais vous raconter une anecdote personnelle. Deux ou trois jours avant l’entrée de Garibaldi à Palerme on me présenta quelques officiers de la marine anglaise, qui servaient sur les bateaux qui se trouvaient dans la rade pour se rendre compte des événements. Ils avaient appris, je ne sais comment, que je possède une maison sur le bord de mer, à la Marina, avec une terrasse sur le toit d’où l’on peut voir le cercle des montagnes autour de la ville ; ils me demandèrent de visiter la maison, de venir regarder ce panorama où l’on disait que les Garibaldiens rôdaient et dont ils ne s’étaient pas fait une idée claire depuis leurs navires. Ils arrivèrent à la maison, je les accompagnait là-haut sur la terrasse ; c’étaient de grands jeunes gens ingénus malgré leurs favoris roussâtres. […] L’un d’eux, ensuite, me demanda ce que vraiment venaient faire, en Sicile, ces volontaires italiens. “They coming to teach us good manners”, répondis-je, “but won’t succeed, because we are gods.” “Ils viennent nous apprendre les bonnes manières mais ils ne pourront pas le faire, parce que nous sommes des dieux.” Je crois qu’ils ne comprirent pas, mais ils rirent et s’en allèrent. C’est ainsi que je vous réponds à vous aussi ; cher Chevalley : les Siciliens ne voudront jamais être meilleurs pour la simple raison qu’ils croient être parfaits : leur vanité est plus forte que leur misère ; toute intromission d’étrangers, soit par leur origine, soit aussi, s’il s’agit de Siciliens, par leur indépendance d’esprit, bouleverse leur délire de perfection accomplie, et risque de troubler leur complaisante attente du néant ; piétinés par une dizaine de peuples différents ils croient avoir un passé impérial qui leur donne droit à des funérailles somptueuses. Croyez-vous vraiment, Chevalley, être le premier à espérer canaliser la Sicile dans le flux de l’histoire universelle ? Qui sait combien d’imams musulmans, combien de chevaliers du roi Roger, combien de scribes des Souabes, combien de barons d’Anjou, combien de légistes du Roi Catholique ont conçu cette même belle folie ; et combien de vice-rois espagnols, combien de fonctionnaires réformateurs de Charles III ; qui sait aujourd’hui qui ils ont été ? La Sicile a voulu dormir, en dépit de leurs invocations ; pourquoi aurait-elle dû les écouter si elle est riche, si elle est sage, si elle est honnête, si elle est admirée et enviée de tous, si, en un mot, elle est parfaite ?
[…] La raison de la différence doit se trouver dans ce sentiment de supériorité qui éclate dans tout œil sicilien, sentiment que nous-mêmes nous appelons fierté, mais qui en réalité est de l’aveuglement.
Ce déni d'échec me faisait d'une part penser à l'échec global des mondes arabe et musulman, d'autre part à cette citation se rapportant incidemment sur le fait que les navigateurs arabes se soient laissés supplanter par les explorateurs portugais :
Citation:
Pourquoi, alors, n’ont-ils pas pris la route maritime vers l’Ouest ?
À cette question, une réponse possible pourrait être celle donnée par cette Bostonienne de vieille souche à qui l’on demandait pourquoi elle ne voyageait jamais : « Pourquoi voyagerais-je, répondit-elle, je suis déjà arrivée ! »
Daniel Boorstin, Les découvreurs
La pire des tares serait-elle de croire qu'on n'en pas pas ?