Bonjour Aigle,
permettez-moi d'apporter quelques corrections à votre intéressante réflexion.
Aigle a écrit:
Poutine veut reconstituer l'URSS et peu à peu reconstituer une zone d'influence russe (en " Eurasie"). Mais au lieu de le dire trop brutalement, il s'appuie sur les revendications relativement légitimes des populations russophones situées hors de Russie plaçant les gouvernements devant une alternative simple : soit elles acceptent une relative soumission à la Russie soit leurs minorités russophones se rebellent...
Je ne pense pas qu'on puisse affirmer sérieusement que Poutine veuille reconstituer l'URSS.
Nos médias décidément sans vergogne citent souvent la phrase tronquée de Poutine :
Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur. Ce qu'ils oublient de rapporter, ce qu'ils ont coupé, c'est la deuxième partie de la phrase :
et celui qui souhaite son retour n’a pas de cerveau. Le Kremlin n'est pas confit dans une nostalgie soviétique passéiste. L'idée de Poutine est plutôt de faire de la Russie une sorte de plate-forme multifonctionnelle et multi-niveaux de l'Eurasie, donnant à son pays un rôle central de par sa position géographique.
- Sur le plan stratégique, la grande affaire est l'organisation qui monte, qui monte :
l'Organisation de Coopération de Shanghai. Regroupant déjà la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan, celle va très bientôt accueillir en son sein l'Inde, le Pakistan, l'Iran et la Mongolie, rien que ça ! De club informel à ses début, cette organisation est en train de se muer en alliance stratégique, militaire et diplomatique, même si le chemin à parcourir est encore long. A terme, si elle lisse les différends entre les contraires qui la composent - et c'est en cours, voyez par exemple l'étonnant rapprochement sino-indien cette année, l'un des faits géopolitiques majeurs de 2014 - l'OCS supplantera l'OTAN pour devenir la principale alliance de sécurité de la planète.
Par ailleurs, au mois de mai, le président chinois a proposé l'établissement d'une
nouvelle structure de sécurité asiatique incluant la Russie et l’Iran mais excluant les Etats-Unis, le tout en présence des présidents irakien et afghan visiblement très intéressés par l'idée – ce qui fut d'ailleurs considéré à Washington comme un nouveau coup de poignard dans le dos. L'idée va faire son chemin : à suivre...
- Sur le plan économique,
l'Union eurasienne est un jalon, mais pas le seul. On sait que les événements du Maidan ont fait sortir l'Ukraine du projet. Ce qu'on sait moins, c'est que l'accord a quand même été signé entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie, que l'Arménie et le Tadjikistan veulent y entrer et que la Turquie (!) s'est montrée intéressée par l'idée.
Pour l'instant, l'
intégration économique eurasienne se fait par le biais d'accords bilatéraux, portant notamment sur
l'énergie. Au mois de mai, toujours, a été signé le
contrat du siècle entre la Russie et la Chine. Modi s'est immédiatement montré intéressé pour continuer le pipeline chinois jusqu'en Inde (autre preuve de l'étonnant réchauffement des relations sino-indiennes) tandis que le Pakistan et la Corée du Sud réclament à leur tour un pipeline russe (seul le Japon, menotté par son alliance américaine, n'a pas de marge de manoeuvre et risque de se faire dépasser par tout le monde). Enfin, comment ne pas parler de la proposition du président chinois reprise au Forum économique de St-Pétersbourg, toujours au mois de mai (une semaine noire pour les stratèges américains), de constituer une nouvelle
Route de la soie Chine-Russie-Allemagne sous forme de multiples voies ferrées, devenant la principale route commerciale du monde. (Pour l'instant, l'Allemagne, elle aussi menottée par l'alliance américaine, a envoyé des signaux contradictoires : les milieux économiques sont fortement intéressés, c'est un euphémisme, mais la direction politique Merkel danse un pas de deux).
- Il existe encore
d'autres structures moins connues mais non négligeables. La Communauté des Etats Indépendants (CEI) vise à maintenir les liens entre 10 des 15 Etats issus de l'ex-URSS. L'Organisation du Traité de Sécurité Collective (Russie, Biélorussie, Arménie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) à vocation politico-militaire garantit la sécurité collective des Etats membres de la CEI. Cette organisation commence à faire doublon avec l'Organisation de Coopération de Shanghai, bien plus puissante et prometteuse. La Communauté économique eurasiatique ou Eurasec (à peu près les mêmes membres) promeut la coopération économique, commerciale, douanière ou scientifique...
- Enfin, à long terme, le rêve des eurasistes est de créer un grand ensemble comprenant toutes les parties de l'Eurasie au sens large : Union Européenne, Russie, Chine, Asie centrale. Une Eurasie commerçant de Lisbonne à Shanghai (le projet ferroviaire de nouvelle Route de la soie proposé par Xi Jinping va dans ce sens). Evidemment, c'est la hantise des stratèges américains (c'est déjà ce que craignaient Spykman et MacKinder il y a quatre-vingt ans) et les Etats-Unis feront tout pour s'y opposer. Au moins s'emploient-ils à en détourner l'Europe depuis quinze ans (c'est évidemment dans ce cadre qu'il faut replacer les événements d'Ukraine, les sanctions etc.)
Bref, vous le voyez, l'intégration eurasiatique est en marche et le mouvement s'accélère. Ca ne se fait pas toujours dans des formes très cartésiennes, il y a parfois des doublons... (pensez aux poupées russes ou, plus près de nous, à la perfide Albion : Angleterre - Grande Bretagne - Royaume-Uni - Commonwealth, ça non plus ça n'est pas très cartésien

) Mais ça tient, ça avance, ça se rapproche, ça s'intègre. Ajoutons-y les BRICS à l'échelle internationale qui poussent à la dé-dollarisation de l'économie mondiale et commencent à constituer un bloc diplomatique mû par une même conception d'un monde multipolaire. La Russie est partie prenante de toutes ces intégrations, elle en constitue la plate-forme commune.
Dans ce contexte, il serait complètement suicidaire pour Moscou de vouloir reconstituer de manière impérialiste l'ex-URSS et de soutenir les revendications des minorités russophones de ses voisins comme vous le dites dans votre dernière phrase. Surtout pas ! Ca mettrait en danger tout cet édifice eurasiatique et international patiemment construit. Et Washington le sait parfaitement, qui semble vouloir provoquer une intervention russe via la politique russophobe de ses hommes-paille de Kiev ou de Tbilisi. Les deux seuls cas justement où la Russie s'est vue obligée d'intervenir pour soutenir les minorités russophones sont ceux de la Géorgie et de l'Ukraine, pays qui prenaient d'ailleurs à marche forcée la direction de l'OTAN. Et Washington joue de cette peur auprès des autres pays qui comportent des minorités russophones, afin d'enrayer le processus d'intégration eurasiatique, tandis que Moscou tente au contraire de les rassurer (
ne vous inquiétez pas, la Géorgie et l'Ukraine sont des cas particuliers : leur politique sciemment dirigée contre les minorités russophones et leur menace d'entrer dans l'OTAN nous ont obligé à intervenir). C'est gros comme une maison cette année dans le cas de l'Ukraine : Kiev (et qui était derrière Kiev sinon Washington ?) n'a eu de cesse de vouloir provoquer l'entrée en guerre de la Russie par des déclarations incendiaires contre les
sous-hommes russophones et par sa politique de répression dans l'est. Les bombardements des civils du Donbass visaient à déstabiliser Poutine, mais celui-ci a gardé son sang froid et a fait le dos rond. Peut-être a-t-il infiltré des soldats russes (c'est à prouver) mais il n'est pas intervenu ouvertement malgré les provocations manifestes qui l'y incitaient. Comme l'écrit Robert Parry,
depuis le début, Poutine est la cible, pas l'instigateur.Il a même réussi le tour de force de continuer et même d'accélérer l'intégration de l'Eurasie et des BRICS tout en ne lâchant pas l'Ukraine et en y sauvant ce qui pouvait l'être (et peut-être beaucoup plus vu l'évolution récente des événements). Ce faisant, il s'est toutefois coupé (temporairement ?) de l'Europe. On ne peut pas gagner sur tous les tableaux...
Citation:
Les USA s'opposent à ce projet car ils refusent que la Russie redevienne une super puissance capable de challenger l'hyperbpuissance américaine.
Les USA s'opposent à l'intégration eurasiatique qui marginaliserait définitivement les Etats-Unis, cauchemar de toute la pensée géopolitique américaine depuis près d'un siècle (MacKinder, Spykman, Brzezinski, néo-conservateurs...)
Le tout dans un contexte, non d'hyperpuissance, mais au contraire de déclin de leur influence dans le monde. Ils ont certes encore de beaux restes mais le mouvement est irréversible. On les voit, et on les verra encore pendant des années, tenter de s'accrocher hystériquement aux branches pour ne pas glisser plus bas.
Citation:
Évidemment tout cela a du mal à s'insérer dans un monde compliqué : rejeter Poutine, n'est ce pas prendre le risque de le jeter dans les bras de la Chine ou de l'Iran ? Et pour lutter contre le califat, ne faut il pas l'isoler et s'allier pour cela aux Iraniens et aux .... russes
Bien sûr ! Les plus grands ennemis du fondamentalisme sunnite (qu'il soit djihadiste, wahhabite, salafiste) qui met en danger le monde sont les chiites et les laïcs "nassériens", tous deux soutenus par la Russie. L'alliance trouble entre l'Occident (principalement les Etats-Unis, car les Européens sont une fois de plus dans leur remorque) et l'islamisme date de la Seconde Guerre Mondiale et ne s'est jamais démentie depuis.
La situation actuelle est l'héritage de la Guerre froide. Par proximité idéologique, l'URSS a, dans le monde arabo-musulman, joué la carte du courant socialiste laïc (Nasser, OLP, parti Baath...) Par contrecoup, les Etats-Unis ont joué la carte religieuse (pétromonarchies islamistes du Golfe, Pakistan...) Et rien n'a changé avec la chute du mur ou même le 11 septembre ! Les Américains tapent sur les têtes islamistes qui dépassent la mesure (Al Qaeda, Etat Islamique) mais fondamentalement, ils sont toujours intimement alliés au courant religieux islamiste. C'est le tonneau des Danaïdes : ils soutiennent les pétromonarchies qui, avec leur pétrodollars, financent l'islamisme international ; quand cet islamisme dérape un peu trop, les Etats-Unis doivent intervenir. Puis tout recommence, les mêmes causes produisant les mêmes effets... Combien de fois les Saoudiens ou les Qataris ont-ils créé ou financé, sous l'oeil bienveillant de Washington, des mouvements islamistes qui leur ont ensuite échappé, obligeant ces mêmes Américains soudain réveillés à intervenir ? Al Qaeda (années 80), Talibans (années 90), Front Nosra libanais (2007), Al-Nosra et l'Etat Islamique en Syrie (2012)... C'est désespérant, ils n'apprennent jamais... Ou alors, cela est fait sciemment et cache quelque chose...
Pour en revenir à l'Iran, ce pays a ajouté une inconnue supplémentaire à l'équation du monde arabo-musulman. J'ai parlé juste avant de la division de ce monde en deux camps : courant socialiste laïc soutenu par l'URSS et courant religieux soutenu par les Etats-Unis. C'était totalement vrai jusqu'en 1979 et la Révolution iranienne qui a alors troublé le jeu. L'URSS, qui soutenait le laïc Saddam au tout début en Irak, a peu à peu changé son fusil d'épaule pour se rapprocher de Téhéran au fil des années 80. A l'inverse, les Etats-Unis, qui étaient très méfiants vis-à-vis du laïc socialisant Saddam, se sont soudain rapprochés de lui lors de la guerre Iran-Irak. La lune de miel entre Washington et Saddam a duré de 1984 à 1989 (visite de Rumsfeld, crédits illimités, fourniture d'armes...) Les pétromonarchies, elles, ont utilisé Saddam contre l'Iran avant de le jeter.
A l'échelle de l'Eurasie, les années 80 ont vu l'affrontement entre l'axe américano-islamisto-maoïste (déjà constitué la décennie précédente : USA-Arabie Saoudite-Pakistan-Chine) face au triangle URSS-Inde-Iran. Or la chute du Mur, la fin de l'URSS et même le 11 septembre n'ont pas fondamentalement changé la donne. A ceci près que les Etats-Unis sont maintenant peu à peu lâchés par tout le monde ! La Chine s'est fortement rapprochée de la Russie depuis 15 ans et l'intégration eurasiatique accélèrera ce mouvement. Le Pakistan se détache des Etats-Unis (la guerre d'Afghanistan y est pour quelque chose) et commence à suivre le mouvement de son allié chinois. L'Organisation de Coopération de Shanghai réunit maintenant la Russie, la Chine, l'Inde, le Pakistan et l'Iran, chose impensable il y a seulement 20 ans. Les Etats-Unis ont perdu tous leurs alliés et sont en train de perdre le Grand jeu...