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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Mar 20 Avr 2021 21:04 
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Le problème est que même lorsque l'UE prend des sanctions, il y a des pays membres de l'UE pour les contourner et servir de tête de pont....

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Une théorie n'est scientifique que si elle est réfutable


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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Mer 21 Avr 2021 00:14 
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Narduccio a écrit:
Le problème est que même lorsque l'UE prend des sanctions, il y a des pays membres de l'UE pour les contourner et servir de tête de pont....

Oui, certains pays de l'est et des Balkans n'en font qu'à leur tête.


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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Dim 25 Avr 2021 07:42 
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Je trouve que les sanctions ne servent pas à grand chose. Elles ne gênent que très peu les oppresseurs et embêtent beaucoup les oppressés.

D'ailleurs, quand je constate que l'Iran et le Pakistan viennent d'être élus comme membres à la commission de l'ONU pour l'égalité des sexes, je ne peux m'empêcher de rire ... jaune.

https://www.lefigaro.fr/international/l ... u-20210422

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Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer (Guillaume le Taciturne)


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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Dim 25 Avr 2021 12:27 
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Oui à l'image des sanctions contre l'Irak qui n'ont pas vraiment atteint leurs cibles...

Sinon il est vrai que l'Iran et le Pakistan à l'égalité des sexes, comment dire... Cela doit être de l'humour noir.

Malheureusement c'est exactement du même niveau que quelqu'un qui traiterait Piketty d'escroc en s'appuyant sur Delsol ;)

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Dix pourcent de chômage en France, c'est encore 90 % d'actifs qui s'enrichissent en travaillant
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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Ven 5 Nov 2021 08:39 
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Erdogan enlève ses opposants dans le monde entiers, les gouvernements concernés coopèrent, se vendent ou baissent les yeux.
Citation:
« Les Turcs n'arrêtent pas de chercher une occasion de nous tuer, soupire Aydar, calé dans un gros fauteuil en cuir du salon. En 2013, quand nos trois amies ont été assassinées à Paris, nous étions déjà sur leur liste, mais ils n'avaient pas réussi à nous atteindre. »

Réfugiés politiques, Kartal, ancien dentiste et député en Turquie, et Aydar, avocat âgé de 60 ans, sont sur la liste rouge du ministère de l'Intérieur turc, celle des « terroristes » les plus recherchés. Une récompense de 10 millions de livres turques (1 million d'euros) est promise à quiconque permettra leur capture. Rompu aux menaces, Aydar prend celles qui lui parviennent en 2017 au sérieux et prévient la police. Il a été alerté d'un plan qui viserait à les assassiner, lui et Kartal. Haci Akkulak, un ouvrier du bâtiment kurde vivant en Belgique, aurait été approché pour collecter des informations sur eux et les éliminer. Plusieurs scénarios, parfois rocambolesques, auraient été passés en revue pour y parvenir : on aurait envisagé d'empoisonner l'eau du samovar qui se trouve dans la cuisine du Kongra-Gel ou de mener une attaque à la kalachnikov dans le bâtiment ; le tueur devait être exfiltré en Turquie par bateau.

L'enquête belge, à laquelle nous avons eu accès, offre une plongée inédite au sein des activités clandestines que le régime turc mène en Europe. Des cellules reliées à l'Organisation nationale du renseignement (MIT), les services secrets turcs, traquent les opposants du président Recep Tayyip Erdogan en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en France… Ces groupes déclinent et adaptent au terrain européen la guerre totale menée contre le PKK en Turquie, dans le nord de la Syrie et dans les montagnes irakiennes.

Dans l'affaire belge, quatre prévenus sont accusés de faire partie d'une association de malfaiteurs et d'avoir rejoint ou dirigé une organisation terroriste. Jugés à partir du 1er octobre devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, ils encourent des peines pouvant aller jusqu'à quinze ans de prison. Sur le banc des accusés, à côté d'Haci Akkulak, l'ouvrier kurde, doit comparaître son employeur, Necati Demirogullari. Cet entrepreneur, établi à Gand et sympathisant du mouvement islamiste Milli Görus (Vision nationale), a mis en contact Akkulak avec son beau-frère, Yakup Koç, alias « le Colonel ». L'épouse de Demirogullari dit que son frère « chasse les Kurdes ». De 2002 à 2007, celui-ci était chargé de la sécurité au consulat de Turquie, à Boulogne-Billancourt. Il vit désormais en Turquie et circule entre la France et la Belgique. À des policiers belges qui l'ont contrôlé dans le cadre d'une opération de surveillance, il a montré une carte de police turque expirée. Le document attestait qu'il était affecté à la section antiterroriste, c'est-à-dire à la lutte contre le PKK. Après le coup d'État raté contre Erdogan en juillet 2016, il aurait été appelé pour « travailler au Palais ». Dans une audition menée par la police fédérale belge, Demirogullari a déclaré que Yakup Koç aurait promis jusqu'à 50 000 euros à Akkulak pour des « informations sur le PKK ». Koç aurait également demandé à Akkulak s'il était capable de « travailler avec des armes » pour assassiner les deux responsables kurdes. Le Colonel apparaît comme le chef du réseau.

« Si l'exécutant chargé de la sale besogne se trouvait en Belgique, l'enquête a très vite montré que l'initiative du complot venait de France », déclare Jan Fermon, avocat d'Aydar et Kartal. Le quatrième suspect, Zekeriya Çelikbilek, est un électricien franco-turc au chômage qui, à l'époque des faits, habitait à Reims. C'est lui qui supervise Akkulak. Dans une conversation téléphonique enregistrée par la police belge, la recrue s'inquiète des modalités de son exfiltration une fois le « massacre » accompli. À la vue des éléments s'accumulant dans le dossier, le juge d'instruction belge, Patrick De Coster, avait adressé à la France, en 2017, une demande urgente d'entraide européenne pour « un attentat potentiellement imminent contre des politiciens kurdes de premier plan ». L'enquête préliminaire conduite par la Sdat (sous-direction antiterroriste de la police) pour la Belgique a dévoilé un second groupe de Turcs de la région parisienne qui gravite autour de Çelikbilek. L'un est un cousin de Yakup Koç, un autre, coutumier des bagarres violentes, perçoit le RSA, un troisième est entrepreneur dans le bâtiment… Mais leurs activités menées dans l'ombre font apparaître un réseau clandestin au service de la Turquie.

Ces individus échangent avec une grande prudence au téléphone. Ils sont formés au codage des informations. Certains espionnent les opposants turcs sur le sol français ou se livrent à des activités en Belgique pour « l'État ». […] « Cette information me fait dire que les services français avaient un œil sur Koç », commente Jan Fermon. […]

Le 5 janvier 2018, le président Erdogan est en visite officielle à Paris. Hakan Fidan, chef du MIT et fidèle parmi les fidèles, ne le quitte pas. Dérouler le tapis rouge pour le dirigeant turc, alors très isolé sur la scène internationale, et à quelques jours du cinquième anniversaire de l'assassinat des trois militantes kurdes en 2013 près de la gare du Nord, est un cadeau inespéré. Leur mort n'est toujours pas élucidée, et de forts soupçons pèsent sur l'implication du MIT. Lors de la conférence de presse commune, à l'Élysée, avec son homologue turc, Emmanuel Macron ne prononce pas un mot sur cette affaire mais assure prendre « les mesures nécessaires sur notre sol pour lutter contre le PKK, que nous considérons comme une organisation terroriste ». […] En coulisses de sa visite, le Reis a averti Paris du lancement imminent de son opération militaire « Rameau d'olivier » à Afrin. L'enclave kurde de Syrie est alors administrée par les alliés kurdes de la France qui ont combattu Daech. En quelques heures, à Paris, Erdogan s'est livré à un coup de maître. Il a fait la démonstration que sa guerre contre les Kurdes était totale et s'affranchissait de toute autorisation.

[…] Le vieil homme s'appelle Adnan Tanriverdi. Cet ancien général est le conseiller militaire de l'ombre d'Erdogan. Il a fondé Sadat, une société militaire privée dirigée par d'anciens officiers islamistes de l'armée turque, à qui le MIT sous-traite ses activités. En Syrie, en Libye, en Azerbaïdjan, l'entreprise encadre et arme des mercenaires. Interrogé en 2020 sur le déploiement de Sadat en Libye, Tanriverdi répondait : « La Turquie a absolument besoin d'une compagnie de sécurité privée. Les États-Unis ont Blackwater et la Russie a Wagner, nous avons Sadat. » Sur son site Internet, le groupe militaire propose notamment une formation « aux techniques de guerre non conventionnelle ». Au programme : « sabotage », « enlèvement »… […]

« Nous sommes persuadés qu'il y a un lien très fort entre ce réseau et l'assassinat de nos trois amies à Paris », affirme Zübeyir Aydar. Le 9 janvier 2013, Sakine Cansiz, une des fondatrices du PKK, Fidan Dogan, chargée du lobbying politique en Europe, et Leyla Saylemez, une cadre de 24 ans, ont été tuées de plusieurs balles dans la tête dans un appartement du 10e arrondissement parisien. Le tireur présumé, Ömer Güney, est mort d'une tumeur au cerveau en 2016, quelques semaines avant son procès. L'enquête française et des révélations dans les médias turcs avaient montré les nombreuses connections entre le suspect et le MIT. Dans un enregistrement sonore antérieur à la mort des trois militantes, Ömer Güney détaillait à deux individus, qui apparaissaient comme ses supérieurs hiérarchiques, ses plans pour liquider quatre personnalités kurdes réfugiées en Europe. Parmi ses cibles se trouvait déjà Remzi Kartal, ciblé dans le complot belge en 2017. « Il ne faudra pas le louper », avait alors commenté l'un des interlocuteurs.

Zekeriya Çelikbilek pourrait peut-être apporter un nouvel éclairage sur le triple meurtre du 147, rue La Fayette. Selon les auditions de l'enquête belge, il s'est vanté d'y avoir joué un rôle et a désigné Ismail Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France jusqu'en mars 2021, comme « responsable de la coordination » du projet contre Aydar et Kartal. Mais, protégé par l'immunité diplomatique, ce dernier n'a pas été entendu par la justice française. Lorsque les trois militantes kurdes ont été assassinées, le diplomate était alors le numéro 2 du MIT, chargé des opérations extérieures. Çelikbilek n'a pas non plus encore été convoqué par le juge d'instruction français qui a repris l'affaire. […] « Ces éléments permettent de comprendre l'étendue de ce réseau criminel en France et en Europe, réseau qui a peut-être des liens avec les services français, fulmine Antoine Comte, avocat des familles des victimes. […] Une fois de plus, on peut se demander si, au nom de la raison d'État, les gouvernements successifs français ne mettent pas la main sur le frein dès qu'il s'agit de l'élucidation de l'assassinat de ces trois femmes. »

Depuis le massacre de la rue La Fayette, les services de renseignements hexagonaux ne montrent pas beaucoup d'empressement à collaborer avec la justice française. La première juge d'instruction, Jeanne Duyé, avait demandé la déclassification des informations « protégées au titre du secret de la défense nationale » susceptibles, entre autres, de « mieux cerner » les relations d'Ömer Güney avec le MIT. Les mois passant et la santé du suspect se dégradant rapidement, la juge avait dû réitérer sa requête. La DGSE avait fini par transmettre quelques éléments insignifiants. La DGSI avait communiqué 39 notes tellement caviardées qu'elles étaient inexploitables. Quelles informations étaient dissimulées sous les traits noirs opaques de ce secret d'État ? Une note sur Sakine Cansiz, rédigée deux jours avant sa mort, était illisible. À son tour, le nouveau magistrat, Régis Pierre, a procédé à une demande de déclassification en juillet 2020. N'obtenant pas de réponse, il a également dû adresser une relance au printemps. Ce n'est qu'au mois de juin que la Commission du secret de la défense nationale a rendu son avis. Des notes de la DGSI datant de 2016 à 2021, qui n'apportent rien de neuf, sont partiellement déclassifiées. Mais, concernant les notes caviardées transmises lors de la première instruction, la Commission a refusé de procéder à un réexamen, au motif qu'il n'y avait pas d'« élément nouveau ». Ce qui signifie que le secret défense est maintenu. « Presque neuf ans après les faits, j'y vois la preuve que les autorités ont vraiment quelque chose à cacher, affirme Antoine Comte. Et comment peut-on dire qu'il n'y a rien de nouveau alors que l'enquête cible désormais explicitement l'implication du MIT ? » […] « Erdogan nous teste en permanence, à Afrin, en Libye, au Karabagh ou dans cette affaire, déclare-t-il. Accepter du terrorisme d'un État étranger sur son territoire, c'est prendre le risque que cela recommence. » (2021, Le Point 2563, 39-43)

Pour traquer ses ennemis, Recep Tayyip Erdogan ne connaît pas de frontières. Et le service turc de renseignement, le redoutable Milli Istihbarat Teskilati (MIT), est entièrement voué à cette tâche. « Où qu'ils aillent, nous les ficellerons et nous les ramènerons ici ! » tonnait le président turc en mars 2018, juste après l'enlèvement spectaculaire au Kosovo, par ses agents, de cinq enseignants turcs et d'un cardiologue. Les cibles étaient accusées d'être membres de l'organisation du prédicateur Fethullah Gülen , réfugié aux États-Unis, et soupçonnées à ce titre d'avoir participé à la tentative de coup d'État de juillet 2016.

Depuis ce putsch manqué, le pouvoir turc a lancé une chasse à l'homme mondiale contre les « gülénistes », ses anciens alliés. Selon une source gouvernementale, les agents du MIT ont ciblé et localisé plus de 4 600 personnes parmi les membres de cette confrérie musulmane : professeurs, hommes d'affaires, militants associatifs, expatriés dans plus de 110 pays. À son apogée, le réseau Gülen disposait de centaines d'établissements scolaires d'excellence à travers le monde, un réseau d'influence déployé avec la bénédiction de l'État turc. Chacun de ces « missionnaires » gülénistes doit désormais être ramené en Turquie de gré ou de force, pour y être jugé pour « appartenance à une organisation terroriste ».

La dernière opération de ce type a été menée en mai à Nairobi, à 5 000 kilomètres d'Istanbul. Le Kenya a noué de solides relations économiques avec la Turquie depuis une dizaine d'années. Mais il s'est opposé à elle lorsque Erdogan est venu exiger la fermeture immédiate des six écoles gülénistes. C'est dans l'une de ces écoles, installée dans la capitale Nairobi, que travaillait Selahaddin Gülen, le neveu du chef de la confrérie. Le 3 mai, sa femme, également enseignante, a signalé sa disparition au commissariat de police. Pendant trois semaines, elle est restée sans nouvelles. Les proches de Selahaddin Gülen pensent qu'il a pu être détenu illégalement et « cuisiné » dans les locaux de l'ambassade de Turquie à Nairobi. Les autorités kényanes restent muettes. « Au Kenya, le discours est que Gülen a été enlevé à la sortie du poste de police [où il pointait chaque semaine depuis qu'il avait été placé sous contrôle judiciaire, NDLR] », observe le correspondant de l'organisation Human Rights Watch (HRW) pour l'Afrique de l'Est. Les soupçons d'enlèvement se sont renforcés le 19 mai, lorsque le président Erdogan s'est félicité d'avoir attrapé un « gros poisson » de l'organisation güléniste. « Nous allons bientôt annoncer la capture d'un membre très important de Fetö [l'acronyme utilisé pour “organisation terroriste de Fethullah Gülen”, NDLR]. Il est entre nos mains. » C'est finalement le 31 mai que, par un communiqué de l'agence d'État Anatolie, la Turquie officialise l'information. « Selahaddin Gülen, parent du terroriste Fethullah Gülen, a été capturé à l'étranger et ramené, lundi, à Ankara par les Forces armées turques et les Services de renseignement (MIT). »

Le même jour, le MIT lançait une manœuvre similaire à Bichkek, au Kirghizistan : Orhan Inandi, fondateur du groupe scolaire du mouvement Gülen et installé dans le pays depuis vingt-six ans, fut kidnappé à son tour. On retrouva sa voiture à deux rues de chez lui, fenêtres ouvertes et pneus crevés, avec ses effets personnels et ses téléphones à l'intérieur. Sa femme donna aussitôt l'alerte, et la petite communauté güléniste se mobilisa pour réclamer sa libération. Pendant plusieurs jours, des familles protestèrent sous les fenêtres de l'ambassade de Turquie en brandissant son portrait. Pour son épouse, aucun doute, c'est là qu'il a été séquestré, torturé, physiquement et psychologiquement, par les agents du MIT. Ils cherchaient, expliqua-t-elle, à le forcer à renoncer à sa nationalité kirghize pour le rapatrier contre son gré… Les proches d'Inandi ont fait le parallèle avec le sort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné en 2018 alors qu'il se trouvait à l'intérieur du consulat d'Arabie saoudite à Istanbul. Si Inandi était renvoyé en Turquie, « il risquerait d'être maltraité ou torturé et de subir une détention arbitraire et un procès inéquitable », a averti Human Rights Watch. Cela n'a pas empêché son transfert vers Ankara, où il est réapparu, amaigri et fatigué, début juillet, après deux mois sans nouvelles.

Malgré les condamnations des organisations de défense des droits de l'homme, au Kenya comme au Kirghizistan, la Turquie a pu intervenir en toute impunité. Pour s'assurer le silence des autorités, Ankara a multiplié les coups de pression, notamment sur le continent africain. Peu de pays ont les moyens de lui tenir tête. Deux jours après l'enlèvement du neveu de Gülen à Nairobi, le Kenya signait avec la compagnie turque Katmerciler un contrat d'achat de 118 véhicules blindés… Quant au Kirghizistan, qui avait refusé d'extrader deux cadres gülénistes en 2019, il a fini par céder. Une semaine après la disparition suspecte d'Orhan Inandi, le président Sadyr Japarov a été reçu en grande pompe à Ankara, le 9 juin, pour une visite d'État de trois jours. « Nous allons intensifier nos efforts pour atteindre notre objectif de 1 milliard de dollars de volume commercial », a promis Erdogan. […]

La traque mondiale des fugitifs gülénistes est une politique ouvertement assumée par Ankara. En 2018, Bekir Bozdag, un responsable du Parti de la justice et du développement – l'AKP, le parti présidentiel –, s'était félicité de la capture de 80 d'entre eux dans 18 pays. En juillet 2020, le ministre de la Justice, Abdulhamit Gül, annonçait 116 prisonniers « empaquetés ». Selon les organisations non gouvernementales et les réseaux de solidarité à l'étranger, 115 personnes auraient été rapatriées depuis l'été 2016 depuis 33 pays : Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Malaisie, Géorgie, Pakistan, Soudan, Ukraine, Albanie, Cambodge, Algérie… La liste est longue. Le modus operandi est souvent le même. Une fois ses cibles repérées, la Turquie formule des demandes d'extradition. Si le pays ne cède pas, les équipes clandestines passent à l'action. Elles disposent d'avions spéciaux, parfois des jets privés pour plus de discrétion. Ankara a entrepris des négociations avec 105 pays pour mettre fin aux activités des gülénistes. En janvier 2020, alors qu'il inaugurait la nouvelle « forteresse » des services secrets turcs, à Ankara, le président Erdogan avait déclaré que les opérations d'« empaquetage » allaient se multiplier. […]

En mars 2018, les espions du MIT sont à Libreville, au Gabon. Un matin, à l'école La Lumière, trois enseignants sont arrêtés par la police gabonaise. Le réseau güléniste s'agite. Il envoie aussitôt un cadre de France, M. A., pour régler la crise. « J'ai accepté cette mission même si c'était risqué, témoigne ce Franco-Turc aujourd'hui installé en région parisienne. Je suis arrivé un jeudi à Libreville, j'ai pris un premier contact avec les familles des trois professeurs, qui étaient toujours détenus. Mais, le samedi, les femmes et les enfants ont été arrêtés à leur tour, et, le soir même, la Turquie a rapatrié tout le monde par un avion spécial. Si j'avais été avec eux à ce moment-là, j'aurais été embarqué aussi. Je me suis retrouvé tout seul sur place. » Trois jours plus tard, la police revient à l'école La Lumière. Cette fois, c'est M. A. qu'elle vient chercher. « Le gardien est venu me voir en panique, il leur avait dit que je n'étais pas là. Ils étaient maintenant à mes trousses, il fallait que je quitte les lieux sur-le-champ », raconte le cadre güléniste. Son passeport français ne décourage pas la Turquie, mais il permet à M. A. d'obtenir un billet sur le premier vol pour Paris, le soir même. « Il y a eu une concertation au plus haut niveau, raconte-t-il. La consule m'a dit que je devais quitter le Gabon, car elle ne pourrait plus assurer ma sécurité. » Depuis, les écoles gülénistes ont été réquisitionnées et sont passées sous la bannière de la fondation Maarif et du gouvernement turc.

Sur le continent européen, où de nombreux fugitifs ont trouvé asile, la Turquie opère plus discrètement. Mais, parfois, les choses ne se passent pas comme prévu et les agents turcs laissent des traces compromettantes. En Moldavie et au Kosovo, les opérations extrajudiciaires du MIT ont divisé la classe politique et sont devenues des enjeux locaux. La Bulgarie est le seul pays de l'Union européenne à avoir accepté les demandes d'extradition d'Ankara. Mais les services turcs disposeraient, selon un rapport du renseignement intérieur allemand, d'environ 8 000 espions en poste à travers l'Europe, ainsi que de milliers d'informateurs, dont l'activité se concentre sur le fichage de ses opposants. Depuis 2016, une vingtaine d'enquêtes ont été ouvertes en Allemagne pour des tentatives d'espionnage ou d'infiltration d'institutions. Mais c'est à Zurich qu'a eu lieu l'opération la plus spectaculaire, une tentative d'enlèvement déjouée à la dernière minute par les services suisses. Elle visait Ali F., un binational turco-suisse, homme d'affaires local et mécène des activités du mouvement Gülen. L'un de ses collaborateurs avait été approché par le MIT en août 2016. « Lorsque j'ai eu des soupçons, je suis allé voir la police et je me suis rendu compte qu'ils étaient déjà au courant, explique cet homme qui vit en Suisse depuis quarante ans. Ils m'ont montré des photos et fait écouter des enregistrements de conversations. » Le plan était limpide. Les agents secrets turcs avaient briefé leur recrue pour qu'elle les aide à kidnapper Ali F. L'homme devait verser dans sa nourriture du GHB, un puissant psychotrope, et contacter le MIT. Il aurait reçu 300 000 euros en échange de son aide. « Que se serait-il passé ensuite ? On m'aurait ramené en Turquie ? » se demande la victime, qui vit toujours sous protection. Les réunions préparatoires s'étaient déroulées dans un cimetière de Zurich, en présence de deux diplomates turcs de l'ambassade de Berne mais aussi sous la surveillance des services locaux. Malgré le scandale provoqué en Suisse, aucune poursuite n'a pu être engagée contre les agents turcs. (2021, Le Point 2563, 44-47)

Cet homme de 54 ans au physique de colosse veut livrer sa vérité sur la mystérieuse affaire de Vienne, dont il est le principal protagoniste : un complot digne d'un roman d'espionnage, visant à faire assassiner Berivan Aslan, ancienne députée écologiste autrichienne et farouche opposante à l'activisme des réseaux pro-Erdogan en Europe. « Ai-je travaillé comme agent ? La réponse est oui. Ai-je été recruté pour tuer Berivan Aslan ? La réponse est oui », confesse l'espion turc repenti.

En septembre dernier, Öztürk s'est lui-même rendu au siège des services de renseignements autrichiens (BVT) pour donner l'alerte et détailler la mission qui lui avait été confiée par une cellule clandestine turque. Il se retrouve alors inculpé pour « participation à des tentatives d'assassinats et relations avec des organisations criminelles » et pour « espionnage militaire en lien avec un État étranger ». Trois mois plus tard, il est soudainement relâché et expulsé vers l'Italie, dont il détient la citoyenneté depuis trente ans, grâce à son ex-femme. En Sicile, il se sent en sécurité car, note-t-il, le visage fendu d'un large sourire, « ici, quand je suis suivi par la police, ce sont les habitants qui me préviennent ».

Selon les déclarations faites à la police autrichienne et les conversations WhatsApp de son téléphone reproduites dans son dossier, Feyyaz Öztürk a été contacté fin 2018 par une cellule clandestine agissant pour le compte du MIT (l'organisation nationale du renseignement turque). En Italie, où il s'est installé, il reçoit plus tard l'appel d'un certain Süleyman M. qui cherche à le rencontrer. Mais il a le pied plâtré et la pandémie de Covid restreint les possibilités de circuler. Le projet prend du retard. Après quelques échanges, une rencontre a finalement lieu en août 2020, à Belgrade, dans un café kurde, le Mesopotamia. Un certain « Ugur » lui détaille sa mission : abattre la politicienne viennoise Berivan Aslan pour « semer le chaos ». Öztürk se rend ensuite dans la ville de Linz, où il est accueilli à la gare par Izzet Özavci, la tête de pont locale des Loups gris et relais des services turcs, qui devait l'accompagner sur les lieux du crime, le jour J. « On m'a dit : “Elle est dangereuse pour la survie de l'État turc. Il faut la nettoyer.” […]. Il m'a présenté un agent afghan. De nombreux Soudanais, Afghans et Somaliens informent aussi le MIT », précise-t-il.

Début septembre, les commanditaires pressent Öztürk de passer à l'action. Les ordres lui arrivent via WhatsApp. « Tiens-toi prêt. » Mais le 15, à Vienne, il se rend au siège des services de renseignements et vide son sac. « Je voulais sauver mes fesses, c'était allé assez loin. » Öztürk est ensuite détenu de longues semaines, interrogé par différents services et, selon lui, « battu et torturé ». Le reste du réseau n'a fait l'objet d'aucune enquête. « Je leur ai montré un téléphone. Je devais être appelé dessus dans les quatre jours pour déclencher l'opération. Qu'ont-ils fait ? Ils l'ont éteint ! » rapporte Öztürk, qui affirme que les autorités autrichiennes ont préféré enterrer le dossier.

L'histoire de Vienne révèle l'activisme intense auquel se livre le MIT en Europe et les protections dont il bénéficie, mais le récit que livre Feyyaz Öztürk traduit aussi l'existence de groupes autonomes et de stratégies parfois concurrentes au sein de l'appareil sécuritaire turc. Après le putsch manqué du 15 juillet 2016, des purges ont été réalisées sur des milliers d'agents du renseignement soupçonnés de trahison. Pour combler le vide, l'État s'est appuyé sur des cellules nationalistes ou sur des groupes paramilitaires. La société de sécurité privée Sadat, fondée par un général islamiste, est ainsi devenue l'un des principaux sous-traitants du MIT dans ses opérations à l'étranger. « Nombre d'armes ont disparu des stocks de la police et de l'armée, pour être données à ces gens-là. Des fusils-mitrailleurs HK MP5, des Uzi 61 et même des véhicules blindés », détaille Öztürk. L'espion défend l'institution, mais déplore ce qu'il est advenu d'elle. « C'était une agence de renseignements, pas une organisation criminelle. Mais le MIT a été discrédité à cause de types qui posent sur les réseaux sociaux avec des armes automatiques. Ce sont juste des bandits. »

Avant d'être entraîné dans la dérive criminelle des services secrets turcs, Öztürk raconte avoir grenouillé pendant plus de trente ans dans les réseaux d'espionnage et de renseignements du monde entier. Son récit est entrecoupé d'anecdotes, la plupart impossibles à vérifier. Il dit avoir passé les années 1990 en Europe de l'Ouest avec un passeport de service. […]
Sa carrière, selon le récit qu'il en fait, est avant tout celle d'un spécialiste des réseaux criminels. Son domaine : les filières de trafics de drogue et d'êtres humains. Öztürk travaille le plus souvent comme agent free lance et monnaye ses renseignements auprès des pays concernés. La semaine où nous le rencontrons, il doit recevoir 5 000 dollars de récompense pour un renseignement sur une cargaison importante de cannabis en provenance du Sénégal… De la Colombie à l'Afghanistan en passant par la Thaïlande et le Nigeria, il dresse la liste de ses exploits où il aurait piégé des narcotrafiquants et fait tomber des réseaux. Certaines opérations dont il rend compte se sont aussi heurtées aux intérêts des États. À partir des années 2000, il travaille régulièrement pour la DEA américaine (Drug Enforcement Administration). Un jour, narre-t-il, elle l'envoie infiltrer l'entourage d'un homme d'affaires turc à New York, soupçonné de pédophilie. Un autre, elle l'aurait introduit en Afghanistan, pour négocier l'achat de centaines de kilos d'héroïne. La drogue aurait été transférée vers Karachi, au Pakistan, avec la complicité des autorités. […]

Ce n'est qu'après la tentative de coup d'État de 2016 qu'Öztürk aurait été recontacté par Ankara pour reprendre du service. « Ils m'ont appelé en 2017, car ils avaient besoin de renforts. » Il dit alors avoir œuvré efficacement dans l'ombre, jusqu'à l'opération de Vienne. Celle de trop pour lui. (2021, Le Point 2563, 48-49)


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MessagePosté: Dim 20 Fév 2022 16:32 
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Les tyrans sont-ils destinés à détruire ce qu'ils veulent instaurer ?
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La dérive autocratique et antioccidentale de Recep Tayyip Erdogan a connu une brutale accélération avec son annonce, annulée in extremis, d’expulser les ambassadeurs de dix pays censés être les principaux alliés de la Turquie, au premier rang desquels les États-Unis, la France et l’Allemagne. Cette stratégie de la tension est absurde, au moment où Erdogan tente de convaincre Joe Biden de lui vendre 80 avions de combat F-16 pour moderniser son armée de l’air. […] L’inquiétude croît face à la crise économique et sociale ; aux tensions que fait naître la présence de 5 millions de réfugiés ; à l’impéritie du gouvernement concernant l’épidémie de Covid-19 et le désastre écologique ; à la corruption et aux liens qu’entretiennent le président et ses proches avec le crime organisé, dévoilés par le chef mafieux Sedat Peker.

[…]

Sur le plan diplomatique, le pays est de plus en plus isolé, avec pour ultimes soutiens le Qatar, l’Algérie, ses affidés de Tripoli et de Bakou ainsi que des Frères musulmans, dont l’influence ne cesse de reculer. Il est marginalisé au sein de l’Otan et n’a plus accès aux armes américaines de dernière génération depuis le déploiement des batteries russes S-400. […] Enfin, les relations se tendent avec Moscou, Vladimir Poutine ayant opposé une fin de non-recevoir à la demande de renforcement de la coopération militaire, en raison de positions antagonistes en Syrie, dans le Caucase et en Libye.

Les élections municipales de 2019 se sont déjà conclues par une cinglante défaite de l’AKP. La contestation monte dans les classes moyennes urbaines, parmi la jeunesse (la moitié des 86 millions de Turcs a moins de 30 ans) et chez les femmes, qui ne sont plus que 40 % à porter le voile, contre 63 % en 2008.

2021, Le Point 2569, 12-13


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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Lun 21 Fév 2022 21:16 
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Comment veux-tu nourrir et donner du travail à tous, avec une pareille pyramide des âges :
Citation:
(la moitié des 86 millions de Turcs a moins de 30 ans)

Même un gouvernement sensé n'y arriverait pas, alors Erdogan... :roll:


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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Dim 29 Mai 2022 19:17 
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pierma a écrit:
Comment veux-tu nourrir et donner du travail à tous, avec une pareille pyramide des âges :
Citation:
(la moitié des 86 millions de Turcs a moins de 30 ans)

Même un gouvernement sensé n'y arriverait pas, alors Erdogan... :roll:

c'était le cas de la France en 1985 !
50% de la population française avait alors moins de 30 ans.

https://www.populationpyramid.net/france/1985/


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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Lun 30 Mai 2022 21:49 
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Marocain a écrit:
pierma a écrit:
Comment veux-tu nourrir et donner du travail à tous, avec une pareille pyramide des âges :
Citation:
(la moitié des 86 millions de Turcs a moins de 30 ans)

Même un gouvernement sensé n'y arriverait pas, alors Erdogan... :roll:

c'était le cas de la France en 1985 !
50% de la population française avait alors moins de 30 ans.

https://www.populationpyramid.net/france/1985/


bien vu ! :)

Ceci dit, en 1985, le taux de chômage en France était de l'ordre de 9% et le taux de chômage des jeunes atteignait un record (aux alentours de 22%).
https://france-inflation.com/graph_chomage.php


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 Sujet du message: Re: La Turquie à la croisée des chemins
MessagePosté: Ven 10 Juin 2022 16:21 
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Le taux officiel d'inflation de la Turquie est de 70%, l'officieux au double. Un des remèdes classique de lutte contre celle-ci est l'augmentation des taux directeurs par la banque centrale. Mais Erdogan n'est pas un classique, il contraint celle-ci à baisser le taux. La conséquence immédiate est la chute de la livre turque, ce qui augmente le prix des importations et alimente la hausse des prix. A mon avis, Erdogan va avoir de gros problèmes aux prochaines élections, sauf à les truquer ou les supprimer.

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Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer (Guillaume le Taciturne)


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