Des nouvelles de la guerre civile remontant au putsch de 2021 :
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C’était à la fin novembre 2023. Après deux semaines de combats à Loikaw, l’armée est acculée. Les résistants ne sont qu’à quelques rues du Commandement opérationnel régional, la base d’infanterie centrale de l’État de Kayah. Sa perte provoquerait un séisme national. Il faut le défendre coûte que coûte et un complexe d’imposants bâtiments peut fournir une position fortifiée idéale : la cathédrale et les dépendances de l’évêché, un couvent, une clinique et un lycée. La convention de Genève l’interdit, l’Église s’y oppose évidemment, d’autant que 800 civils s’y sont réfugiés… Qu’importe, les fantassins de la junte ont donné l’assaut durant la nuit. […] Mais, dans la nuit du 26 novembre, des obus de 120 millimètres ont touché le toit de la chapelle et provoqué l’effondrement de plafonds. C’est pourquoi, pour protéger tout le monde, l’évêque et les prêtres ont décidé de quitter le bâtiment. Et juste avant qu’ils ne partent, 50 soldats sont arrivés, le 27 novembre, et ont occupé le bâtiment pour l’utiliser comme base et lieu de refuge. » […] Si 88 % des Birmans sont bouddhistes, près de la moitié des habitants de l’État de Kayah sont chrétiens, convertis par des missionnaires catholiques et évangéliques aux XIXe et XXe siècles.
2024, Le Point 2692, 56
[…] périphérie de la capitale de l’État de Kayah, dans l’est de la Birmanie. […] 180 combattants de l’alliance rebelle tombés dans la bataille de Loikaw depuis novembre 2023. […]
C’est la première fois que des opposants à la dictature militaire arrivent à conquérir une partie d’une capitale provinciale. En soixante-quinze ans de guerre civile, une défaite de la junte à l’échelle nationale n’avait jamais été si plausible. Le coup d’État du 1er février 2021 et l’arrestation d’Aung San Suu Kyi, fille du père de l’indépendance et icône démocratique, devaient pourtant rembobiner le fil de l’Histoire et effacer la démocratisation de la décennie passée. Les manifestations avaient été noyées dans le sang. Malgré tout, des dizaines de milliers de dissidents n’ont jamais baissé les bras. Repliés dans des maquis, ils ont formé des armées de l’ombre, dépourvues de tout mais ne reculant devant rien. Trois ans ont passé. Sans soutien international, les résistants ont accompli un miracle. Dans plusieurs États, ils se sont taillé d’immenses fiefs inaccessibles à l’ennemi. Une vaste alliance entre guérillas ethniques et jeunes résistants s’est formée secrètement. Le 27 octobre 2023, elle a lancé son offensive générale, l’opération 1027, frappant les militaires dans le très stratégique État Shan, à la frontière chinoise. Depuis, les rebelles se sont emparés de centaines de bases – et surtout d’une quarantaine de cités –, obtenant des redditions de militaires par milliers.
Les premiers à avoir osé se lancer à l’assaut d’une grande ville sont les Karennis, dès le 11 novembre à Loikaw. Ils se sont emparés par surprise de l’université, à l’entrée ouest de la ville. […] Maui, le chef rebelle, accueille les visiteurs à la porte d’un atelier transformé en quartier général. Membre de l’ethnie bamar, majoritaire dans le pays, il est le numéro deux de la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF, Force de défence des nationalités karennies), la coalition multiethnique formée par les jeunes résistants de l’État de Kayah au lendemain du coup d’État. Avant la guerre, ce trentenaire exploitait une ferme bio. Tel un citoyen-soldat de la Rome antique, il cultive toujours de petits jardins dans ses camps de base « pour réduire notre dépendance au marché ». Aujourd’hui, Maui commande une dizaine de milliers d’hommes, répartis en 21 bataillons, contrôlant 85 % du territoire de l’État et plus de la moitié de la capitale provinciale. Avant la guerre, Loikaw comptait encore entre 50 000 et 150 000 habitants, selon les délimitations et les recensements. Mi-2023 encore, des experts militaires jugeaient que la résistance n’était pas prête pour s’attaquer à une ville aussi grande. D’autres chefs de la KNDF auraient préféré continuer à nettoyer les campagnes et les petits bourgs. « Il n’est jamais trop tard pour rentrer à la maison », objecte le général Maui, sûr de son plan.
D’après lui, entre 600 et 700 soldats sont désormais cernés dans la base d’infanterie principale et dans plusieurs postes secondaires, principalement autour de l’aéroport, à l’arrêt depuis novembre. Un ballet d’hélicoptères assure le ravitaillement des assiégés, le plus souvent par largage. « S’ils atterrissent, on les abat », avertit Maui. Le moral des militaires est selon lui au plus bas, comme leurs munitions. Mais, il ne s’en cache pas, ses propres hommes manquent plus encore de balles. En attendant de pouvoir donner l’assaut final, c’est l’occasion d’éliminer un à un tous les postes secondaires de l’armée dans la région. Depuis fin janvier, les résistants ouvrent même, au nord, une percée dans l’État Shan voisin pour connecter les Karennis à l’Alliance de la fraternité. Celle-ci, forte de sa victoire dans l’opération 1027, fournit les autres groupes de rebelles en armes saisies dans les bases de l’armée. […]
La résistance grignote la ville. En février, elle s’est emparée des Six Immeubles, un complexe résidentiel habité, avant la bataille, par des fonctionnaires. Le secteur a été conquis par Shae Reh (« Poisson rouge »), 37 ans, commandant de la première compagnie du 12e bataillon de la KNDF). Catholique […] Presque tous les jours, des mines tuent ou blessent dans les rues nouvellement conquises. « Nous avons un plan pour aider ensuite les autres PDF [abréviation anglaise de Forces de défense du peuple, nom générique des groupes de résistants apparus après 2021, NDLR] », assure Shae Reh. […] Plusieurs autres capitales d’État sont désormais à la merci des rebelles : Sittwe, dans l’État d’Arakan, à l’ouest, Taunggyi, dans l’État Shan, au nord, Bago au sud… Les soldats de la KNDF envoient des corps expéditionnaires qui viennent prêter main-forte aux résistants de ces régions. Et des jeunes des métropoles comme Rangoon ou Mandalay viennent se former autour de Loikaw pour se préparer à mener l’insurrection urbaine. […] Pour tenter d’en chasser les rebelles, l’armée a d’abord employé son aviation, mais celle-ci est désormais occupée sur d’autres fronts. À la place, les soldats emploient des drones quadricoptères commerciaux convertis pour larguer des engins incendiaires. […] Des hélicoptères de l’armée ravitaillent des artilleurs de la junte cernés près d’une pagode voisine. […] King Nat, « Scorpion noir » en birman, y commande la 1re compagnie du 2e bataillon de la KNDF. […] Dans tout le complexe ecclésiastique, qui comprend un couvent et un lycée, l’armée aurait positionné 200 soldats, selon Scorpion noir. « On les voit parfois portant les habits des religieux », se scandalise le jeune officier rebelle, autrefois électricien. Il a vécu à l’étranger, a travaillé deux ans à Singapour et dit y avoir découvert le « vrai goût de la démocratie » – par contraste avec une dictature militaire dans laquelle l’armée peut tuer ou arrêter n’importe qui à n’importe quel moment. […] Plusieurs fois par jour, l’armée arrose les quartiers dont elle a perdu le contrôle d’obus de 120 millimètres qui font trembler les murs. La quasi-totalité de la population a fui. […] Scorpion noir riposte avec d’épais canons de mortier artisanaux qui tirent, jusqu’à 500 mètres, des projectiles de 107 millimètres fabriqués maison.
[…] Au loin, des meutes d’armes lourdes et de mitrailleuses hululent à la pleine lune. […] Il ouvre deux caisses de munitions de 7,62 millimètres, quasiment vides, 90 en stock pour toute la compagnie. En cas de contre-attaque, ses hommes ne tiendraient que quelques minutes. « Dites au monde que nous combattons ainsi », supplie-t-il, les larmes aux yeux. […] « J’habitais dans un camp de réfugiés en Thaïlande, confie Poisson Rouge. […] J’ai des amis qui vivent maintenant aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande… Moi, je suis revenu ici pour combattre. » Sur ses bottes de combat vertes, il a agrafé les galons d’un officier supérieur de la junte ramassés sur son cadavre à l’université. « J’en ai toute une collection dans une boîte », dit-il en souriant, sa prunelle triste traversée par un vif éclair de cruauté.
[…] Il se faufile avec sa douzaine d’hommes armés de vieux fusils, d’une mitraillette et d’un lance-roquette RPG jusqu’à la position la plus avancée, à une quinzaine de mètres de l’ennemi. […] Le RPG s’enraie. Son porteur tente de tirer avec son fusil automatique, qui explose en déchargeant sa première rafale. […] Poisson rouge rit amèrement. On trouve un tournevis pour réparer le lance-roquette. Sans hésitation, les combattants repartent à l’assaut. Poisson rouge marche en tête, au mépris du danger. Les obus de 120 millimètres de l’ennemi pleuvent. On les entend siffler une ou deux secondes, à peine le temps de se jeter à terre, avant qu’ils n’explosent dans un tonnerre assourdissant. Les obus lancés par Scorpion noir font parfois changer la peur de camp.
Triste victoire, un premier corps, celui d’un des deux éclaireurs tués la veille, est trouvé. Le second suit de peu. L’ennemi a fui, des flaques de sang trahissent au moins un blessé grave. Se repliant sous le feu, quatre soldats de la KNDF évacuent le premier corps enveloppé dans une bâche. Kaw Kaw Du avait 26 ans ; il a été tué d’une balle en pleine tête. Le second, Tun Kyaw, a tenté de le secourir. Une balle à la hanche l’a immobilisé et les soudards l’ont capturé. Ils l’ont traîné à l’écart et l’ont torturé, longuement, avant de l’achever à coups de couteau. Comme pour rappeler à tous les résistants de Loikaw pourquoi ils se battent.
2024, Le Point 2692, 50-56