Moujik Looping a écrit:
Qu'entendez-vous par "il n'y a pas eu de révolution populaire" ? Vous évoquez pourtant dans la deuxième partie l'ampleur des manifestations et des soulèvements.
En juillet 2012, les Frères Musulmans lancent le mot d'ordre d'un soulèvement révolutionnaire alors que les groupes armés, parfaitement coordonnés lancent de grandes opérations contre les deux principales villes du pays: Alep et Damas. La bataille de Damas s'accompagne d'un attentat de grande envergure qui décapite les services de sécurité syriens. Ces offensives, plus d'un an après le début des émeutes sont un échec, il n'y a pas de soulèvements, les deux grandes villes sunnites restent calmes, une armée composée d'appelés combat les rebelles. Il est évident à ce moment que la révolution populaire n'a pas eu lieu, l'armée est restée fidèle, les citadins ne sont pas descendu dans les rues (d'ailleurs Alep a connu peu de manifestations en 2011-12, tandis qu'à Damas il s'agit plutôt d'incursions souvent armées). En toute logique, le processus révolutionnaire aurait dû atteindre son climax à ce moment-là mais rien ne se passe. On me rétorquera que c'est une réussite du système répressif syrien, que c'est la répression qui a empêché les gens de s'exprimer. C'est un peu court, les exemples sont innombrables de régimes dictatoriaux mieux équipés et surtout moins affaiblis (il y a en juillet 2012, déjà un an d'échauffement révolutionnaire, des zones entières ont été abandonnées par l'armée et dans les zones contrôlées par celle-ci se déroulent régulièrement des manifs qui ne sont pas réprimées), qui n'ont pas résisté à des mouvements moins violents que celui-ci. Ici l'attaque est de grande ampleur, armée et échoue. C'est franchement étonnant, la seule solution est à mon avis à chercher dans le soutien très faible aux idées "révolutionnaires" dans les villes et dans l'armée (une armée qui n'est pas composée que d'Alaouites, mais très majoritairement de Sunnites). La passivité des Syriens dans ces heures critiques, passivité des masses citadines, mais aussi engagement d'une armée et d'une police qui ne perdent pas leur cohérence, me semblent ici des signaux clairs de l'échec des rebelles à avoir convaincu la population syrienne.
De plus, sans mettre en doute l’ampleur des manifestations anti-régime, le phénomène a quand même été très amplifié par les médias. Par exemple les fameuses manifestations du vendredi qui remplissaient de points rouges la carte de la Syrie consistaient généralement en quelques harangues à la sortie de la prière. Une caméra bien placée, quelques slogans religieux et c'est emballé. J'ai assisté à cette époque à une discussion houleuse entre le collègue syrien dont j'ai parlé et un collègue marocain, la fille du premier revenait d'avoir passé ses vacances dans la famille en Syrie (été 2011) et le second tentait de lui expliquer mordicus la version Al-Jazeera des événements...
Moujik Looping a écrit:
Ce qui m'amène à votre remarque sur l'appui de la population à Bachar, cela semble vraiment difficile de concevoir qu'il soit majoritaire.
Pourquoi? Aujourd'hui la population syrienne se concentre largement dans les zones tenues par le régime, en fait la plupart des réfugiés syriens sont réfugiés dans leur propre pays (6.6 millions dans un pays sous embargo...). Sincèrement, je ne pense pas qu'il soit possible qu'un gouvernement tienne aussi longtemps dans des conditions pareilles sans une base populaire. On a parlé des minorités qui soutenaient Assad, mais en fait il est clair que sa base est puissante dans les deux grandes villes sunnites d'Alep et de Damas.
Cela ne signifie pas une population fanatisée, sa base "fanatique" doit être à peu près la même que la base active des rebelles, mais dans la masse "concernée malgré elle", il me semble qu'une majorité penche pour le gouvernement en tout cas un "retour à la normale" qu'illustre plutôt la situation des villes tenues par le gvt que celles, désertées, situées en zones rebelles. Je voudrais aussi parler brièvement des élections qui se sont tenues en Syrie pendant la période des troubles. Ces processus ont été systématiquement décrédibilisés ici, ils sont pourtant plus intéressants que ce qu'on a voulu en dire: bien sûr ces élections n'ont pas pu se tenir dans tout le pays et les fraudes ont vraisemblablement été nombreuses, des élections libres ne sont pas une affaire aussi simple qu’il n'y paraît dans un pays peu habitué à ce genre d'exercice. Mais de nouveau, au lieu de discréditer d'office pourquoi ne pas essayer d'aider le gvt syrien à les organiser, nous aurions été en bien meilleure position pour les critiquer. Doit-on pour autant les considérer comme de la pure propagande. Il y a une dimension propagandiste, mais finalement surtout à usage interne, puisque dans les pays couverts par les médias du Golfe (c'est-à-dire chez nous ea), elles n'ont jamais été prises au sérieux. On a reproché l'interdiction de certains partis par la nouvelle constitution, pourtant dans un pays sensible comme la Syrie, l'interdiction des partis religieux, tribaux ou régionalistes ne me semble pas une idée absurde, la démocratie politique ne doit pas nécessairement renforcer les sectarismes que du contraire. Les premières élections avait été l'occasion d'une image forte: les réfugiés syriens au Liban venu voter en masse. Cette image a été peu commentée chez nous et bien sûr cette mobilisation a sans doute été organisée par des éléments du régime, mais il me semble pourtant que ces gens exprimaient par leur nombre une idée, celle du retour à une vie normale, retour qui devait passer par des élections, même organisées par le régime.
Moujik Looping a écrit:
Il semble aussi que vous soyez très indulgent avec Al-Assad.
Indulgent? Selon toute apparence une solution où le gouvernement conserverait la main me paraît la plus à même de terminer les combats. On pourrait bien sûr soutenir une coalition de l'opposition, des convergences sont sans doute encore possible entre l'IS et l'Armée de la conquête, la question des Kurdes reste ouverte, jusqu'à présent ils ont plus travaillé avec le gvt que les Islamistes. Mais quelque soit sa configuration cette coalition signifie au mieux un gvt islamiste, au pire la disparition de l’État syrien et son morcellement en territoires "gérés" par les milices, chacun ayant sa vision de la Charia, ses prisons et ses méthodes pour prélever l'impôt...
La solution la plus simple est un gvt en position de force acceptant au nom de la réconciliation un gvt de transition avec la participation de l'opposition modérée (c'est-à-dire pas grand chose de ceux qui se battent actuellement à Alep et ailleurs) et un départ d'Assad qui ne fait l'objet d'aucun calendrier imposé de l'extérieur. Je défends donc largement la position russe sur ce dossier qui me paraît la plus souhaitable pour la majorité des Syriens.
Moujik Looping a écrit:
J'avais lu différents articles sur le bouclement du camp de Yarmouk ou des palestiniens sont morts de faim, sans parler de tout ce qui est sorti avec l'opération César, etc.
Le camp de Yarmouk? Pour montrer sa nouvelle allégeance au Qatar, le Hamas s'est fendu d'un soulèvement du camp, fortement médiatisé puisqu'il touchait à la position pro-Palestine de Damas. Les milices du FPLP-CG se sont rangées du côté du gouvernement et les combats ont été très rudes dans le camp avant de s'achever en siège. Il y a eu des famines, mais ceux qui le souhaitaient pouvaient quitter le camp, comme à Alep et partout ailleurs ce n'est pas le gouvernement qui oblige les civils à rester sur place, mais bien les rebelles. Aujourd'hui c'est EI qui tient le camp et ce qu'il reste de sa population.
Concernant l'opération César, on a dit qu'il s'agissait de prisonniers torturés, en vérité on en sait trop rien, il s'agit d'une collection de photos de cadavres prises pour des raisons d'identifications, on y trouve de tout même des types avec le visage de Bachar tatoué sur le ventre. Certains sont morts dans des combats, d'autres ont été trouvés dans un état de décomposition avancé. beaucoup ont le corps émacié et sont visiblement morts de malnutrition. Ceux-là sont-ils tous morts dans les prisons syriennes? Pas nécessairement, la situation alimentaire dans certaines régions est très précaire (et pas seulement dans les zones enclavées), les combats dans la Ghouta en 2011-12, grenier agricole de Damas ont perturbé les récoltes et la malnutrition a durement frappé ces populations. Il me paraît difficile de conclure sur base de ces photos le nombre de prisonniers torturés qui y apparaissent, par contre on comprend bien l'effet que peut avoir cette masse de photos livrée sans contexte pour la propagande. Je ne veux pas nier ici qu'il y ait des tortures dans les prisons syriennes, franchement c'est une spécialité dont a même profité la CIA dans sa lutte contre le terrorisme. Les mauvais traitements, les tabassages y sont sans doute plus ou moins systématique et la guerre impitoyable qui se livre en ce moment ne fait sans doute rien pour diminuer ces pratiques.
Mais ce qui me frappe, c'est la manière dont le règlement des conflits se fait au niveau local, les négociations qui aboutissent à des arbitrages parfois étonnants: promesses d'emplois pour les combattants rebelles, départ d'autres avec armes individuelles vers d'autres zones rebelles, etc. J'avais vu un reportage italien là-dessus, c'était assez surprenant. Mais pourquoi n'en parle-t-on jamais chez nous sinon de façon négative? Daraya vidée de ses habitants devient quasi un nettoyage ethnique. Que savons-nous faire d'autre que d'envoyer des armes, des radios, des combattants étrangers? Le gouvernement français a-t-il appuyé une seule de ces initiatives? L'Europe? On ne s'y intéresse même pas, on contraire on fait les gros titres sur Assad a tué plus de civils que l'EI, même Ban Ki-Moon répète à la tribune de l'ONU que les forces gouvernementales sont responsables de la plupart des victimes. Il faut savoir que le
body count en Syrie est le fait d'organisations partisanes, qu'il n'y a personne pour vérifier quoi que ce soit. Aujourd'hui l'ONU estime à 250.000 le nombre d'habitants dans la partie rebelle d'Alep, le gvt les estime plutôt autour de 60.000. Qui croire? En tout cas à Daraya, le nombre de civils étaient encore bien en-dessous de l'estimation faible. Alors, en toute logique le camp qui possède les armes les plus puissantes (l'armée en l'occurrence) fait plus de morts, mais il est nécessaire de savoir si tout a été fait pour éviter ces morts tant d'un côté que d'un autre. A Alep, je l'ai déjà dit, ce sont les rebelles qui empêchent le départs des civils.
Moujik Looping a écrit:
Tout cela est déprimant.
Oui c'est déprimant, sur le front d'Alep des BM 21 flambants neufs ont fait leur apparition dans le camp rebelle et les E-U menace d'armer les rebelles si l'offensive continue. On va continuer à alimenter cette guerre en armant qui? Vous les avez vu les gars de la milice Al-Zinki égorgeant un jeune garçon? Vous connaissez le programme politique de l'Armée de la conquête? Franchement le ni-Assad, ni-EI n'a pas de sens. Ceci dit avec la perspective de l'élection de Clinton, les Russes ont intérêt à pousser Assad, car il est évident que la prochaine présidente sera extrêmement en pointe sur la Syrie...