Oui vous avez parfaitement raison, Dédé, sur ce vocabulaire abscons, et Narduccio sur l'enchevêtrement des compétences. Je connais ce vocabulaire non pas parce que je suis élu local ou fin connaisseur de ces subtilités (d'ailleurs, j'habite à Paris, et question collectivités locales, on est assez tranquille : une ville, un département identique à la ville, pas d'intercommunalité, et pas de trous dans la chaussée), mais parce que je viens de finir un bouquin passionnant, d'un géographe, Philippe Subra :
Géopolitique de l'aménagement du territoire, qui analyse l'aménagement du territoire en France sous un angle politique.
En somme, il essaie de comprendre la situation de blocage dans laquelle nous sommes actuellement, que ce soit pour les plus gros projets (3e aéroport parisien, ligne TGV européenne, etc.) ou les plus petits (construction d'une rocade autour d'un petit village, etc.) : le moindre projet met de 15 à 25 ans à aboutir (rien que pour être lancé, sans même parler des délais de construction), si tant est qu'il aboutisse. Alors que jusqu'aux années 1980, on a construit des kilomètres d'autoroutes, des barrages, des lignes TGV, des grands ensembles, etc., en 5 à 10 ans pour chaque projet (construction comprise). Et la raison en est que le même projet met aujourd'hui en jeu un nombre d'acteurs beaucoup plus important qu'auparavant. Schématiquement : avant : l'État au travers de la DATAR et le maître d'ouvrage (SNCF, EDF, DDE, etc.) ; maintenant : l'UE, l'État, la région, le département, la commune, le syndicat intercommunal, les associations de riverains, les associations nationales ou internationales (Greenpeace, etc.), chacun de ces acteurs pouvant même être subdivisés (au sein de l'État : le ministère des Transport tire dans un sens, celui de l'Écologie dans un autre ; au sein de la commune : le Maire voudrait bien du projet pour des raisons de développement, mais doit en même temps jouer double-jeu car ses administrés expriment des réticences ; au sein des associations : l'une se crée pour défendre le projet, l'autre se crée pour le contester ; etc.). Cette multiplication des acteurs a des raisons de coût (chaque acteur (UE, État, collectivités) paie une partie, au lieu qu'un seul (l'État) paie tout), mais surtout d'évolution de la société : alors qu'avant on faisait confiance à l'aménageur pour aménager tout seul, sans contre-pouvoir pour vérifier ce qu'il fait, aujourd'hui ce n'est pas le cas et chaque citoyen veut un droit de regard sur ce qui se fait (ou ne se fait pas). Philippe Subra parle même d'apparition d'un "égoïsme territorial" et de crise de l'intérêt général.
Cela ne s'applique pas exactement pour le nid de poule et les autorités locales qui se renvoient la balle et parlent de "compétence", mais ça me semble être un effet collatéral de ce même phénomène : localement, tout est devenu fragmenté, compartimenté, budgeté — les budgets n'ont d'ailleurs pas suivi les "transferts de compétence" que l'État a réalisé "au profit" des collectivités locales. Et on se tire joyeusement dans les pattes, on protège ses "responsabilités" et on applique à la lettre les "compétences" qui ont été définies comme étant du ressort de tel ou tel échelon, seul moyen de se protéger et de continuer d'exister.
Que dit ce livre ? Selon l’auteur, l'aménagement du territoire bénéficiait d'un consensus en France à l'époque de la reconstruction puis de l'expansion économique des Trente Glorieuses, mais ce consensus a laissé place aujourd'hui à des oppositions d'intérêts de plus en plus ressenties par les citoyens. La cause est-elle dans la « crise de l’État-nation comme référence identitaire et affective » (p. 39), toujours est-il que Philippe Subra note un « glissement progressif de la conflictualité dans notre société du champ du social vers celui du territorial », ce qu'il résume d'une façon percutante dans cette formule : « De moins en moins de grèves. De plus en plus de conflits dont l'objet est le territoire » (p.39). Qu'il s'agisse de protester contre le départ d'un usine ou d'un service public, d'attirer un aménagement convoité et donc de l'emporter dans une compétition désormais ouverte entre les territoires, ou qu'il s'agisse de faire obstacle à un aménagement jugé indésirable pour les dangers qu'il fait courir (ou dont on l'accuse, non sans exagération parfois) à l'environnement, on voit se constituer des coalitions insolites entre des acteurs pour la défense d'intérêts communs fondés sur le territoire. Face à des citoyens regroupés en associations et à des entreprises qui n'ont pas forcément des intérêts convergents, les pouvoirs publics ont de plus en plus de mal à imposer leur point de vue ou à faire valoir un arbitrage acceptable par tous. Parmi des analyses toutes remarquables (les terrains Renault de Boulogne-Billancourt, la fermeture des maternités dans les petites villes, le tracé du TGV Nord, la localisation du Stade de France, et bien d'autres qu'un compte-rendu rapide ne peut mentionner), on appréciera notamment ce que Philippe Subra dit du phénomène nimby : l'union sacrée (« la crise et le conflit fédèrent le système local des acteurs », p. 68) pour concentrer les avantages des équipements et en éviter les nuisances réelles ou supposées constitue un égoïsme territorial contraire à l'idée de bien commun. Mais, il est parfois difficile de dire à quelle échelle géographique le bien commun doit être défini et peut trouver la légitimité qui le consoliderait devant les intérêts particuliers. Cette lecture géopolitique, très convaincante, qui analyse les conflits d'acteurs pour le contrôle des territoires, conduit alors à observer les conditions même de la compétition politique. C'est l'occasion d'analyses très perspicaces et très vivantes sur la démocratie participative dans ses relations avec la démocratie représentative (on sait gré à l'auteur de montrer à la fois l'intérêt du débat public et la nécessaire reconnaissance de la légitimité démocratique des élus) et sur les nouveaux territoires politiques que sont les régions et les différentes structures intercommunales. S'il fallait encore démontrer que l’État n'est plus le seul acteur institutionnel dans cette affaire, ces pages y suffiraient.