Voici un article sur les sociétés de mercenaires (Blackwater/Academi, Vectus Global) d'Erik Prince :
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À 56 ans, il est l'homme que l'intelligentsia progressiste américaine adore détester. Erik Prince le lui rend bien. Il exècre les démocrates, méprise les humanitaires et conspue les fonctionnaires. Il ne prétend pas être un enfant de chœur. Carrure de videur de boîte de nuit, regard bleu acier et coupe militaire, ce fils de bonne famille passé par les Navy Seals, corps d'élite de la marine américaine, a émergé sur la scène publique au début des années 2000, en tant que patron d'une société de service militaire nommée Blackwater. Mercenaire ? Erik Prince n'aime pas ce terme. Il se voit plutôt comme un corsaire. Dans son autobiographie, Civilian Warriors (non traduite), il se compare, sans fausse modestie, à Christophe Colomb, capital-risqueur privé, parti à l'aventure arme au poing pour le compte de la plus grande puissance de son époque.
Blackwater, au tout début, n'était rien de plus qu'un camp d'entraînement militaire, créé en 1997 dans un marécage de Virginie (d'où Blackwater, l'« Eau noire »). Les États-Unis avaient dégraissé d'un tiers leurs effectifs de défense depuis l'effondrement de l'URSS. Le pays comptait engranger les dividendes de la paix. Erik Prince, à contre-emploi, tablait sur un besoin de formation pour les militaires et encore plus pour les forces spéciales. L'Histoire l'a servi au-delà de ses espérances.
Août 2000 : Al-Qaïda attaque l'USS Cole dans le port d'Aden. Une barque chargée d'explosifs tue 17 personnes et occasionne des millions de dollars de dégâts. L'âge d'or de la guerre asymétrique commence. Puis vient le 11 septembre 2001. Les États-Unis se réveillent avec une armée sous-dotée, « incapable d'une projection de puissance significative sans le secours du secteur privé », comme l'écrivait le Lexington Institute dans une étude de 2010.
[…] Dans l'urgence, le recours aux prestataires militaires privés explose. Ils assuraient déjà l'intendance. Les voilà requis pour la surveillance de sites sensibles, puis pour la protection rapprochée des ambassadeurs. Des missions qui entraînent rapidement du renseignement, puis, de fil en aiguille, des opérations armées couvertes par le secret-défense. Les instructeurs de Blackwater deviennent des opérationnels, ou plutôt, redeviennent, car, pour la plupart, ils sont passés par l'armée.
Unique actionnaire de Blackwater, Erik Prince engrange autant de millions que d'ennemis haut placés, même dans l'armée et le renseignement. Indéfectible reaganien, il tonne ouvertement contre la paperasse et les bureaucrates, qu'ils soient des États-Unis, des Nations unies ou des organisations non gouvernementales. Dans Civilian Warriors, il assume « les très bonnes marges » de Blackwater, résultat selon lui d'une gestion « extrêmement serrée des coûts ».
Son entreprise se retrouve au cœur d'une première polémique en septembre 2007. Une équipe de Blackwater assure la protection rapprochée du chef de l'Usaid en Irak. Occupée par les Américains, Bagdad est sous tension. Se croyant pris pour cible, les hommes de Blackwater ouvrent le feu à un carrefour très fréquenté. Des tirs rendent la situation incontrôlable. Le bilan est terrible, avec au moins onze Irakiens tués. La société Blackwater ne sera pas poursuivie en tant que personne morale, mais quatre de ses employés sont condamnés à des peines de prison par la justice américaine.
Ils ont été graciés en 2020 par Donald Trump, dont Erik Prince est proche. […] Blackwater a continué de travailler pour les gouvernements démocrates de Barack Obama, mais les contrats se sont raréfiés. En 2010, Erik Prince a revendu sa société, qui a continué sous le nom d'Academi. Durant la décennie suivante, le marché des prestataires militaires privés a poursuivi sa croissance. Il est estimé à 235 milliards de dollars en 2023. Même la Chine communiste a légalisé leur activité en 2011. De 2014 à 2021, Erik Prince a d'ailleurs dirigé un consortium installé à Hongkong monté avec des partenaires chinois, Frontier Services Group. Il était très actif en Afrique, toujours dans les prestations de sécurité.
Désormais à la tête d'une société nommée Vectus Global, il s'affiche en Équateur, en Afrique de l'Est, dans les Caraïbes, au Proche-Orient. Travailler avec des régimes autoritaires (comme le Salvador, par exemple) n'est pas un problème pour lui. Dans son secteur, pour avoir les mains propres, il faudrait ne pas avoir de mains du tout.
Lui se dit patriote, mais n'hésite pas à s'élever contre des intérêts américains, multinationales ou ONG, voire contre son gouvernement quand il estime que celui-ci fait fausse route. Erik Prince, par exemple, répète depuis des années que les Taïwanais ont tort de dépenser des milliards en matériel américain pour se protéger de la Chine. Ils seraient mieux avisés de créer une garde civile de citoyens équipés à moindre coût, capables de rendre la vie difficile à un envahisseur continental. Il est également très critique envers le Rwanda, allié de Washington, et dénonce au moins aussi fort que la Commission européenne les collectes de données personnelles par les Gafam.
Il a accepté de répondre aux questions du Point, dans un salon privé d'un hôtel du quartier chic de Mayfair, à Londres. Nous l'avons interrogé sur son implication directe dans plusieurs zones de conflit : Haïti et la République démocratique du Congo, le Mozambique… Erik Prince, bien entendu, ne dit pas tout. Une grande part de ses activités restent confidentielles. Mais quand il s'exprime, c'est sans détour.
Le Point : Expliquez-nous comment vous avez été amené à intervenir en Haïti ?
Erik Prince : Il y a plusieurs mois, le gouvernement haïtien m'a contacté et demandé de l'aide pour affronter ce terrible problème de gangs qui contrôlent plus de 90 % de la capitale. Les États-Unis, sous l'administration Biden, ont longtemps cru que la Mission multinationale d'appui à la sécurité des Nations unies était une solution. Cela n'a pas marché. Ensuite, l'administration Trump a classé plusieurs de ces chefs de gang comme terroristes étrangers, elle a mis leurs têtes à prix et le gouvernement haïtien nous a appelés en urgence. Nous avons commencé avec un petit programme, d'une capacité chirurgicale, devenu une force de terrain pouvant nettoyer des quartiers entiers dans le cadre des efforts de stabilisation plus larges menés par la police nationale d'Haïti.
Il est aussi question d'aider le gouvernement à collecter des taxes. Quel est le lien entre ces deux missions ?
Notre idée est de créer de la valeur ajoutée à long terme en aidant Haïti à percevoir les droits de douane sur les marchandises importées. Nous prenons une petite part comme rémunération. Nous les aidons à mettre en place une police des impôts, ainsi que des garde-côtes pour arrêter la contrebande de drogue. Ainsi, nos intérêts de contractants sont en parfaite adéquation avec ceux du gouvernement qui souhaite rétablir le plus rapidement possible le commerce normal et la stabilité, afin d'engranger des recettes fiscales.
Vous étiez déjà en Haïti en 1994 avec les forces spéciales de la marine américaine. N'avez-vous pas parfois un sentiment de désespoir envers ce pays ?
Si. Et le plus triste, c'est que les Haïtiens se souviennent des années 1980 comme d'une période plutôt correcte ! La situation empire.
Comment vos équipes emploient-elles les drones pour lutter contre les gangs ?
Tous les outils sont importants, en particulier lorsque vous n'avez pas de moyens matériels et humains illimités. J'étais sur le terrain en avril, à Pétion-Ville, une zone montagneuse où se trouvent la plupart des organes officiels. Les gangs cherchaient à encercler le secteur, ce qui aurait entraîné la chute du gouvernement. Nous étions d'un côté de la vallée. La police haïtienne a envoyé les drones frapper sur le versant d'en face, là où les gangs avaient pris le contrôle d'un orphelinat abandonné. On a entendu une acclamation monter. Les habitants se réjouissaient que le gouvernement prenne enfin des mesures contre l'anarchie des gangs.
L'importance prise par les drones en Ukraine vous a-t-elle surpris ?
Oui. Nous appliquons en Haïti des leçons ukrainiennes. La manière dont la guerre s'accélère sur un champ de bataille devenu transparent est effrayante. Avec les capteurs et les caméras, tout ce qui peut être localisé devient une cible vers laquelle vont converger des dizaines d'armes de précision qui, en plus, ne coûtent pas cher. […] En Europe comme aux États-Unis, le coût de la force est devenu horriblement élevé, sous l'influence des grands industriels de la défense. […] Il faut voir ce que les Ukrainiens peuvent faire avec un drone à 1 000 dollars relié à une fibre optique.
[…] L'attaque asymétrique était déjà la clé du succès d'Al-Qaïda contre les États-Unis…
Les armées sont conçues pour se battre dans les termes qu'elles ont définis, pas dans les termes définis par l'ennemi, et on oublie systématiquement que celui-ci a son mot à dire ! L'US Navy a été optimisée pour se battre à 500 kilomètres de distance, pas à 500 mètres. On le constate aussi à Gaza.
[…]
Les Forces de défense israéliennes (IDF) sont en train de mener exactement la bataille que le Hamas espérait. Un maximum de destruction et un maximum de victimes civiles qui maximisent la sympathie pour le Hamas !
Les Israéliens avaient-ils vraiment une autre option que la riposte massive ?
Peut-être. Le Hamas avait construit plus de 500 kilomètres de tunnels. Il existe des compagnies texanes spécialisées dans l'exploitation des hydrocarbures qui ont un grand savoir-faire en matière de forage horizontal directionnel. Les forces de défense israéliennes ont des compétences très étendues, mais pas celles-là. On pouvait envisager de creuser des tunnels horizontaux de plusieurs kilomètres, précisément guidés par GPS, pour atteindre ces tunnels. Il suffisait ensuite de brancher des turbines industrielles de quelques dizaines de mégawatts pour envoyer des centaines de millions de litres d'eau dans les tunnels, afin de noyer l'arsenal du Hamas sans faire de victimes civiles. Cela aurait aussi forcé le Hamas à déplacer les otages, et peut-être ainsi permis de les retrouver et de les secourir plus vite. […]
Parlons d'Afrique. Que font vos équipes en République démocratique du Congo ?
De la collecte de taxes, comme en Haïti.
Seulement dans l'est de la RDC ?
Non, partout dans le pays. Il est immense et chaotique, c'est un projet considérable. Nous aidons les Congolais à restaurer leur souveraineté. En Haïti, il faut prélever des taxes sur les importations. En RDC, c'est sur les exportations. À cause des difficultés logistiques, de l'insécurité et de la corruption, les minéraux, le cuivre, l'étain et l'or sortent du pays par voie de contrebande. Plus de 130 gangs sont actifs dans ce domaine. Là encore, nous mettons sur pied une brigade financière en apportant l'expertise nécessaire et en améliorant les compétences des forces de l'ordre locales dans leur lutte contre le trafic et la fraude fiscale.
Que pensez-vous du rôle joué par le Rwanda dans la région ?
Je trouve curieux que les Européens en général et la France en particulier s'indignent de ce que la Russie accapare une partie de l'Ukraine et ne disent rien quand un pays d'Afrique fait exactement la même chose à la RDC. Le Rwanda a volé des centaines de millions de dollars de minéraux au Nord-Kivu et au Sud-Kivu, réinvestissant cet argent dans les capacités militaires de son substitut, la milice M23. Le génocide au Rwanda a été terrible, mais il ne donne pas le droit au Rwanda de dépouiller son voisin. Cela n'est acceptable ni en Afrique ni en Europe, pour l'Alsace-Lorraine, les Sudètes et les oblasts de Donetsk et Kherson. L'annonce du cessez-le-feu [mi-juillet 2025] n'a pas été suivie d'effet. Nous avons des informations précises sur des massacres commis par le M23 et les forces rwandaises, ainsi que des cas d'enrôlements forcés et d'enfants soldats. Voilà le genre de pratique auxquelles nous ne nous associerons jamais.
Vous avez aussi été actif ces dernières années au Mozambique, pays qui revêt une importance particulière pour la France, car Total tente d'y faire aboutir un très important projet gazier. Que pouvez-vous nous dire de la situation là-bas ?
Le Mozambique a découvert des gisements de gaz offshore colossaux, qui nécessiteraient 65 milliards de dollars d'investissement, mais sans sécurité, c'est le chaos. Les djihadistes ont investi le Cabo Delgado, dans le nord du pays, là où se trouve le gaz. Total a été pris pour cible. Désormais, le Mozambique fait appel à 5 000 soldats rwandais… La situation n'est pas satisfaisante. […] En 2013, le pays avait signé un contrat de 2 milliards de dollars avec Privinvest pour du matériel de protection [dont des radars, des drones et des navires, ces derniers fabriqués aux Constructions mécaniques de Normandie, à Cherbourg, NDLR].
Il y a eu une alternance politique au Mozambique et le contrat a fini en procès. C'est l'affaire dite de la dette cachée du Mozambique. Privinvest a été condamné en juillet 2024 par un tribunal britannique pour avoir surfacturé du matériel sans valeur.
J'ai eu l'occasion de voir ce matériel et même de le tester, pour partie. Il était de très bonne qualité et, croyez-moi, le Mozambique en aurait vraiment besoin en ce moment ! […]
Vous apparaissez récemment dans un projet plus inattendu, un réseau de téléphone sécurisé, Unplugged. Pourquoi cette diversification ?
Les géants de la technologie ont bafoué notre droit à la vie privée. Se plaindre ne sert à rien, nous avons donc décidé de créer notre propre plateforme, mais également le matériel et le système d'exploitation. Le portable est pour le moment assemblé en Indonésie, mais nous prévoyons de relocaliser la production aux États-Unis. Si vous n'avez pas lu Means of Control, de Byron Tau (paru en 2024, non traduit), je vous encourage à le faire. Nous vivons à l'époque du capitalisme de surveillance. Google vaut des milliers de milliards de dollars parce que la société collecte et vend vos données personnelles. Notre PDG est un ancien responsable de chez Apple et il comprend très bien le danger. Nous avons vendu 13 000 téléphones en version bêta. Le but est d'avoir un appareil totalement sécurisé mais pratique, avec lequel vous pouvez appeler, naviguer, acheter un billet d'avion et interroger votre banque, sans collecte de vos données. L'appareil coûte 1 000 euros.
2025, Le Point 2772, 57-61